Le vœu de l'homme insipide

Sophie Breuleux
le 13 février 2017

De nature, l’homme insipide n’est pas le plus aventurier des hommes. C’est ainsi qu’il se retrouva nez-à-nez avec une bande de voyous : par pur hasard. Il venait de tourner le coin du pâté de maisons dont il faisait le tour, et sous ses yeux étonnés se déroulait une scène des plus déplorables : une vieille dame recroquevillée sur elle-même, son sac à main porté à son cœur et fermement tenu par ses bras frêles, tentant tant bien que mal de se protéger de ses assaillants.

L’homme insipide fut si surpris qu’il poussa un cri de plus de plus de 100 décibels, ce qui eut une conséquence des plus inattendues. Les malfrats, croyant avoir affaire à un justicier, détalèrent en vitesse, menant la vieille dame à se redresser ; elle était bien plus grande qu’elle ne le paraissait. D’ailleurs, si l’homme insipide avait été plus observateur, il aurait pu remarquer qu’un halo se dessinait au-dessus de ses cheveux blancs.

— Ah, mon bon monsieur, murmura la vieille femme.

L’homme insipide se retourna pour voir si quelqu’un se trouvait derrière lui : à qui s’adressait-elle ? Personne ne lui avait jamais adressé la parole dans la rue. Quelques fois dans l’autobus, quand il bloquait la voie de sortie, mais jamais dans la rue.

— Oui ? finit-il par demander.
— Vous m’avez sauvé la vie. Comment vous remercier ? demande la femme en souriant de manière bienveillante.

L’homme insipide baissa la tête, embêté : il ne savait pas comment répondre. Est-ce que la question était réelle ? Ne savait-elle vraiment pas comment remercier quelqu’un ?

— Je vous suis redevable. Je vous en prie, laissez moi vous aider à mon tour. Dites moi, quels désirs vous font brûler d’envie ? Peut-être voudriez-vous être l’homme le plus fort du monde ? Être riche et célèbre ? Envié de tous les hommes, adulé de toutes les femmes ? Dites-moi, dites-moi, et votre vœu sera exaucé.

C’était beaucoup d’information à la fois, et la vieille femme n’aidait pas, elle irradiait de la lumière, c’était carrément aveuglant.

— J’aimerais bien un café.

Un café l’aiderait à mieux comprendre la situation.

— Comment ?
— Je prendrais bien un café avec vous.
— Je n’ai pas le temps d’aller prendre un café, se fâcha son interlocutrice.
— Mais vous m’avez demandé ce que je désire… je désire un café.
— Je vous annonce que je peux exaucer vos désirs les plus fous, et vous, vous me demandez d’aller prendre un café ?
— Oui, mais ce n’est pas grave, je peux aller m’en acheter un moi-même si c’est trop difficile, marmonna-t-il, penaud.
— Non, non, je peux… Donc vous voulez aller prendre un café ? Avec moi ?
— Oui.

Il aimerait bien lui parler de sa nouvelle tondeuse électrique.

— Vous ne voudriez pas… avoir une carafe magique qui… se remplit d’elle-même ?

L’homme insipide réfléchit un instant.

— Non, pas particulièrement.
— Mon bon samaritain, pensez-y, rien ne pourrait vous faire plaisir plus que cela ?

Son dépit se lisait dans son visage plus facilement qu’une BD de Garfield.

— Eh bien, il y aurait peut-être quelque chose…
— Oui, oui, allez-y ! Qu’est-ce ? Que tout ce que vous touchez se transforme en or ? Ou alors peut-être retrouver votre chevelure ?
— Peut-être que vous pourriez faire en sorte que ma mère m’aime ?

La vieille dame le dévisagea en silence quelques secondes.

— Que votre mère vous aime ?
— Oui, mais pas obligé de beaucoup… pas de beaucoup, juste un petit peu…

La vieille femme expira bruyamment et enleva sa perruque, révélant une longue chevelure blonde et bouclée sous un halo bien dessiné.

— Mon pauvre bougre, il y a des choses que même les anges ne peuvent accomplir, confia-t-elle exaspérée en s’éloignant, lui faisant signe de la suivre.
— Starbucks ça vous va ? Par Belzébuth, j’espère que vous buvez vite…


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