Petit déjeuner chez Satan

Olivier Breuleux
le 10 mars 2016

Le vendredi à huit heures, c'est l'heure du petit déjeuner chez Satan. Je dis bien le vendredi, car en enfer, il n'y a qu'un seul déjeuner par semaine, mais quel déjeuner ! À huit heures pile, et il faut bien faire attention car les portes se referment sur le premier retardataire, tous les convives s'installent autour d'une grande table ovale. La salle à manger de Satan est d'une rare élégance : les grandes chaises sont loties de coussins bourrés de plumes d'oie et garnis de velours pourpre, sur les murs se répètent des motifs sobres de crânes et de croix gammées, et la table en acajou est grande, solide, bordée de moulures représentant en détail des scènes morbides ou salaces, monstres mangeant des enfants, satyres violant des femmes, harpies crevant les yeux des hommes, et ainsi de suite. À chaque semaine j'étudie la gravure qu'il y a devant moi, cela me distrait et me permet de me concentrer sur mon but premier : ne rien manger.

Car lorsque huit heures sonnent, Satan prend place sur son trône à l'extrémité de la table, visible de tous peu importe la distance, et les mets arrivent, omelettes au homard, crêpes bretonnes et sirop d'érable, fruits frais provenant des quatre coins du globe, certains si exotiques que personne ne les connaît. Des arômes irrésistibles émanent des mets que les démons écarlates apportent avec diligence, sortant des murs qui se referment aussitôt derrière eux, et lorsqu'ils posent les plats ils s'envolent et se fondent dans les motifs du haut plafond. Ce déjeuner est le seul repas permis en enfer, ces nourritures exquises sont les seules que Satan nous permet d'enfourner entre deux tortures. Lui ne se prive de rien, avalant tant de nourriture qu'il en double de taille, et périodiquement il se lève, transportant un poulet ou un sanglier, ou une grappe de raisins, et il nous tente, Monsieur Hitler voudrait-il un morceau ? Monsieur Staline semble bien maigrichon, un peu plus et il disparaîtra !

Et la faim nous tenaillant, l'on finit par céder, mais bien entendu rien n'est sans conséquence : l'omelette est lacée de puissants laxatifs, le poulet est infecté par une souche virulente de salmonelle, et plus le plat est délicieux, plus il est nourrissant, plus ses effets secondaires sont vicieux. Voilà que le grand Genghis Khan, juste en face de moi, se laisse tenter par un petit chocolat, un tout petit chocolat, et déjà son sourire béat devient grimace de douleur, il n'a même pas eu le temps d'avaler sa pitance qu'il a déjà la nausée, et le voilà qui vomit des torrents de bile. Je serre les dents. Elles sont usées à la corde, depuis le temps.

Satan passe derrière moi. Monsieur Laberge, dit-il, vous n'avez pas bonne mine ! Ouh là là, ce n'est pas bien, monsieur Laberge, vous n'avez que la peau sur les os ! Vous devriez goûter à cette gaufre… la sauce est aux clémentines, et le coulis au chocolat… divin ! Absolument divin ! Dieu le père tuerait pour en avoir la recette ! Ce cher Jésus se damnerait pour y goûter ! Il me la met sous le nez, cette gaufre. L'odeur est intoxicante, il y a un léger arôme de cannelle… j'adore la cannelle… mais non. Je hoche la tête vigoureusement. La gaufre flotte sous mon nez pendant une autre minute, mais Satan s'en va finalement, me laissant avec ma faim. Ce n'est pas si grave, et si le jeûne me tue ce serait tant mieux, malheureusement en enfer personne ne meurt.

Je continue à fixer la gravure, mais pas trop, j'ai peur que le diable ne s'en rende compte et ne m'enlève cette distraction. Je laisse donc traîner mon regard sur les convives, sur ce qu'ils mangent. J'essaie de déterminer s'il y a un ordre logique derrière tout cela : pour chaque nourriture j'essaie de mémoriser quel est son effet. Je vois une rouquine, que je n'ai jamais vue ici auparavant, grignoter un morceau de bacon, puis frissonner comme si elle s'était retrouvée nue en plein blizzard. À l'inverse, cet homme noir et anciennement corpulent, mais dont la peau pend maintenant lamentablement le long de ses bras, semble avoir avalé le piment le plus épicé qui ait jamais existé alors que ce qu'il vient de boire a tout l'aspect de la crème fraîche. Puis il y a cette petite femme aux cheveux blancs comme neige, aux épaules courbée et au visage plein de rides, qui était probablement morte jeune, car en enfer seuls les jeunes ont cet aspect de décrépitude, qui pèle une banane pour en jeter l'intérieur. Puis elle grignote la peau. J'attends une réaction de sa part, une grimace de douleur, une apoplexie quelconque, mais aucune ne vient.

Je regarde autour de moi, le cœur battant, et repère un régime de bananes. Chaque banane est mûre à point. J'en pèle une, contemple l'espace d'un instant la perfection de sa chair, et je la jette à contrecœur. Je mords dans la pelure, attendant l'ombre d'un soulagement à ma faim interminable. Hélas ! La douleur m'assaillit comme si mes dents venaient d'éclater en mille morceaux, puis de là elle s'insinue dans toutes les parties de mon corps. Je me sens pourrir sur place, le corps entier pris de gangrène. Je suis paralysé. Et puis soudain Satan me voit, il se met à rire, et tous les convives oublient momentanément leurs propres douleurs et rient eux aussi. Ils rient tellement que leurs mâchoires se disloquent, et les échos de leurs cris frappent mon crâne comme autant de maillets sur un tambour. Puis ils s'envolent, gnomes, démons, vampires et autres spectres. Le plafond s'ouvre pour les laisser passer, les murs s'enflamment, et l'enfer me consomme.


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