La fondation Desrosiers

Sophie Breuleux
le 3 avril 2016

La position de Jeremy Desrosiers à la direction de la branche montréalaise de La Grosse Banque avait toujours été une source intarissable de fierté. Il en allait de même pour son fils aîné, Jonathan, un garçon qu’il croyait brillant et qu’il voyait déjà comme son digne successeur, mais tout s’était écroulé le jour où l’ingrat avait eu la maladresse de se tailler les veines dans la salle de bain du deuxième.

Grâce à Dieu, la cuve du bain, ciselée avec goût dans du marbre de Paris, n’avait pas gardé de traces de l’incident.

Le lundi suivant, au volant de sa Corvette blanche, monsieur Desrosiers regrette d’avoir tant louangé le vaurien à ses collègues.

Ils me demanderont de ses nouvelles, et immanquablement mon malheur sera exposé, pense-t-il avec amertume. Qui me confiera ses finances, à moi qui ne sais même pas contrôler mon propre fils ? Adieu golf, bonus, séjours en Suisse et balades en yacht… Adieu Natasha, ma douce, je ne pourrai plus jouir de tes services.

Qu’est-ce qui lui avait pris, à cet irresponsable, de gâcher un si beau potentiel ? Il allait très bien ! Il venait d’obtenir son diplôme, un poste haut placé à la banque lui avait été promis, il lui avait même trouvé une fille à marier, pas trop moche et bien riche… cette génération a tout cuit dans le bec et trouve encore le moyen de se plaindre.

Peut-être pourrait-il faire passer sa mort pour une mort naturelle… une mort due à une maladie non-génétique, peut-être ? Il n’y a pas de honte à trépasser d’un petit cancer. Mais à quoi bon rêver, se dit monsieur Desrosiers. Il ne peut pas nier la cause de la mort de son fils :

Sa fille avait déjà instagrammé la scène de crime. Avoir su, il n’aurait pas pris la peine de soudoyer la femme de ménage…

Il se stationne sagement, quoi qu’à contrecœur, dans son espace réservé. Il file jusqu’à son bureau, prenant tout de même quelques secondes agonisantes à complimenter le cul de la secrétaire, car il fallait faire comme si de rien n’était. Il s’embarre à double tour et a un regain d’espoir en fermant les stores de son bureau : Instagram, c’est pour les jeunes et les idiots, personne ici n’aura vu la photo. Hélas ! ses yeux hagards croisent ceux de l’estimable Maître Beaulieu et il croit discerner quelque chose de plus dans son regard éteint… serait-ce… mais oui, c’est de la pitié.

Ils savent.

Il se dirige vers la chaise de son bureau, prêt à endurer sa nouvelle vie de paria, mais ses fesses ont à peine touché le cuir de son siège qu’on cogne à sa porte. Derrière, il y a une procession d’associés.

— Mes condoléances pour votre fils, Jeremy.
— Je suis vraiment désolé que ça en soit arrivé à cela, fait un autre collègue.
— Jonathan était un jeune homme formidable, nous le regretterons.
— Il ne faut surtout pas vous en vouloir.

Quelques collègues profitent de sa déconfiture pour déposer dans ses bras un immense panier rempli de chocolats belges, marmelades maison, confiseries artisanales et autres friandises, toutes plus dispendieuses les unes que les autres. Monsieur Desrosiers est touché, quoique déconcerté par autant de gentillesse.

Et maintenant monsieur Deyglun, le grand patron, s’avance vers lui avec un air solennel.

— La dépression est une maladie grave, que nous ne prenons pas à la légère. Nous sommes tous là pour vous, Monsieur Desrosiers, dans cette période difficile de votre vie.

Le ton de sincérité de son patron eut finalement raison des réserves de monsieur Desrosiers, et ils partagèrent une poignée de main vigoureuse.

— Merci, merci, votre soutien me touche.
— C’est bien naturel. La fatigue professionnelle est un fléau, réitère monsieur Deyglun. Vraiment, cela me fend le cœur… Des milliers de jeunes personnes, toutes plus prometteuses les unes que les autres, qui souffrent et qui ont besoin de notre soutien. Ces personnes mériteraient un plus grand encadrement. C’est bien malheureux, tant de tragédies pourraient ainsi être évitées.
— Vous avez parfaitement raison…

Une fois seul, monsieur Desrosiers digère tout ce qu’il vient d’apprendre. Non seulement ses collègues ne l’ont pas rejeté, mais ils lui ont fait ouvrir les yeux sur la tragédie de la situation, car son fils avait été malade, souffrant même. Au-delà de toute aide.

Nous manquons cruellement de ressources, nous, les parents, se dit monsieur Desrosiers. Peut-être toute cette affaire s’avèrerait-elle être un mal pour un bien. Trop de gens souffrent du suicide de leurs êtres proches. Ils ont besoin d’être rassurés, pris en charge, guidés à travers cette rude épreuve.

La Fondation Jonathan Desrosiers…
La Fondation Joe Desrosiers.
La Fondation Desrosiers.

Une recherche rapide lui indique que plus de mille personnes se seraient suicidées en 2011. À commencer par les proches, cela fait au minimum deux mille personnes à consoler par année. Monsieur Desrosiers se met immédiatement au travail. Il recense les besoins de ces pauvres gens, le temps nécessaire, le personnel à engager…

« BON DIEU DE MERDE, IL ARRIVE CE CAFÉ ? » hurle monsieur Desrosiers à sa secrétaire.

La fondation Desrosiers accepte cash, chèque et cartes.


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