La salade du chef

Sophie Breuleux
le 28 juin 2016

Ce jeudi, madame Rigault s’est rendue au restaurant, comme elle en a l’habitude. Cinq choix de plats composent le menu du jour, quoiqu’elle n’en ait jamais pris qu’un : la lasagne.

Madame Rigault voudrait prendre son plat habituel, mais aujourd’hui, la serveuse lui annonce qu’il n’y en a plus. C’est la première fois que ce curieux phénomène se produit : la première fois en seize ans. Elle s’était toujours assurée d’arriver tôt au restaurant, afin d’avoir une bonne place et le précieux plat à 8,95$. Elle jette un coup d’œil à la table de gauche, où est assis un groupe de personnes âgées qu’elle n’avait jamais vues avant. Elle les soupçonne d’avoir commandé de la lasagne.

Les premières sueurs froides se manifestent. Madame Rigault n’aime pas les imprévus. Ils la rendent nerveuse, anxieuse, même. Elle s’éponge le visage avec une serviette en papier, et elle se repenche sur le menu du jour. Elle ne sait pas quoi prendre. Attirée par la douce odeur de sauce tomate et de mélange quatre fromages Cracker Barrel, elle n’avait jamais eu besoin de prendre quoi que ce soit d’autre.

Elle regarde autour d’elle, mais prisonnière de la panique qui l’agrippe à la gorge, elle ne voit que des lasagnes. Elle voudrait retourner à son appartement, mais cela bouleverserait son horaire, et un malheur serait vite arrivé : si ça va mal, ça ira pis, ainsi va la loi de Murphy, sa loi préférée, juste après celle condamnant la nudité publique – les parties génitales la mettent mal à l’aise.

Si elle retourne chez elle, tout peut arriver. Elle est habituée au bruit du camion de vidanges qui passe dans sa rue le matin, et au bruit des enfants qui reviennent de l’école le soir, mais qui sait ce qui se passe entre 11h30 et 12h15 dans les rues de Montréal ? Peut-être que c’est le happy hour des dinosaures, et qu’ils gobent les passants comme des Smarties, comment le saurait-elle ?

Elle révise le menu, mais elle n’arrive pas à choisir un plat. Des secondes passent, puis des minutes, puis d’autres minutes… elle ne réussira jamais à choisir, il y a trop de choix, et elle n’en connaît pas la moitié. Voyant la serveuse approcher son voisin de table, elle prend une décision compulsive : elle choisira ce qu’il choisira.

— Bonjour ! Qu’est-ce que je vous sers aujourd’hui ?
— Je vais prendre la salade du chef.
— Excellent. Avec la soupe, j’imagine ?
— Oui ! Ça ferait un peu trop de salade sinon.

Ils échangent de petits rires faux, mais madame Rigault, elle, rit de soulagement, car son supplice tire à sa fin. Mais voilà qu’elle apporte l’assiette à son voisin de table, et Ô horreur, elle contient des œufs durs. Elle est allergique aux œufs. Comble du malheur, la serveuse se tourne vers elle.

— Vous êtes prête à commander ?
— Oui.

Non ! Non ! Non !

— Je vous écoute ?
— La… elle s’éclaircit la gorge, s’apercevant qu’elle n’avait pas encore parlé de la journée. La salade du chef… finit-elle par croasser.

Madame Rigault prend une grande respiration. Elle ramasse tout son courage, jusqu’au plus reclus des recoins de son cerveau, au diable le mal de tête qui s’en suivra.

— …Contient-elle des œufs ?
— Oui, mais nous pouvons les remplacer par du feta, si vous voulez.

Madame Rigault se sent sotte, elle n’avait pas pensé à cette possibilité.

— Je vais la prendre, croasse-t-elle.

Quelques minutes plus tard, sa salade arrive. À son plus grand désarroi, elle s’aperçoit que la salade contient des œufs. N’avait-elle pas compris qu’elle voulait les remplacer ? Elle voudrait quitter le restaurant sans payer et ne plus y remettre les pieds, mais elle craint les conséquences judiciaires qui suivraient ce délit, aussi mineur qu’il soit. Ne voulant pas déranger la serveuse, elle commence à manger la salade, en prenant soin de ne pas toucher aux œufs.

Lorsqu’elle se lève pour payer, la langue un peu engourdie à cause de l’allergène, elle palpe les poches de son jeans tout en transformant, tel un caméléon, la couleur de sa peau en un blanc coquille d’œuf lorsqu’elle réalise qu’il a oublié de prendre le 20 $ sur le dessus de sa commode. Ne voulant pas faire de scène, elle décide d’attendre jusqu’à la fermeture du restaurant pour l’annoncer à la serveuse.

Mais la chance souriant parfois, le gentil homme de la table de gauche lui annonce qu’il a déjà payé pour elle. Quelle chance ! Puis, l’homme lui annonce qu’il fait partie du mouvement « donner au suivant ».

— C’est très simple, il s’agit d’une chaîne de bonté ! Je vous offre un repas, et à votre tour, vous offrez un repas, ou alors un café, à un inconnu !

C’en est trop pour Madame Rigault, qui s’évanouit promptement.


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