Le donjon de Dracula

Sophie Breuleux
le 20 mars 2016

Le cercueil est à demi ouvert ; Il me nargue, je le sais. Il laisse miroiter l’horrible possibilité qu’Il puisse ne pas être endormi.

Cravache, bâillon et butt plugs jonchent le sol, souillés. C’est la première fois qu’Il ne range pas les accessoires dans le coffre au fond de la salle, un coffre rose bonbon, ironiquement affligé de l’inscription « Pour son plaisir » sous d’affreuses lèvres en forme de bisou. Je ne sais plus si je suis éveillée ou endormie, mais mes cauchemars sont moins cruels que la réalité, et ma gorge à feu et à sang me fait souffrir plus que je ne l'aurais cru possible alors que j’essaie d'aspirer l’humidité de la pierre ; il a plu cette nuit.

Je m’agrippe à la meurtrière, la seule ouverture sur le monde extérieur. Si je tends l’oreille, je peux entendre le moteur d’une voiture qui s’approche. Et si je tends la main, je peux sortir mes doigts. Mais la voiture ne s’arrête pas. Je sens le réflexe de mes larmes s’activer, mon corps qui tente de cumuler assez d’humidité pour le réaliser, et j’aimerais me tarir dans un coin.

Il ne reste plus que quelques heures de lumière. La nuit tombe, et il me plie à son désir. Il me plie en quatre, il me plie en six, il me plie jusqu’à ce que je brise – mais je ne brise pas, pas encore et jamais, et je plierai jusqu’à pouvoir me glisser dans la fente de la meurtrière, s’il le faut. Une autre voiture arrive. Elle s'arrête. J’entends des portières claquer, un couple rigoler, en bas, dehors, mais je n’arrive pas à les situer exactement. Ils doivent se rendre à l’étang, comme j’avais eu le malheur de le faire il y a déjà tant de nuits. Ils vont passer par le chemin longeant la tour, j’en suis sûre.

Je retourne mon regard vers les accessoires, par terre. Je pourrais les lancer par la fenêtre, sur le chemin, pour attirer leur attention sans qu’Il ne se réveille. J’agrippe la cravache et m’éloigne pour prendre mon élan. Je manque la fente. Je manque crier de frustration. Après trois essais, elle est passée. Je ne l’entends pas retomber, mais elle ne fait que quelques centaines de grammes, c’est normal. Je l’imagine à leurs pieds, et la confusion sur leurs visages. Je cours vers l'embrasure et y glisse mes doigts. Ils vont me voir, ils vont alerter les autorités. Et je pourrai retourner chez moi, et me coucher dans mon lit, et porter mes vêtements – des vêtements. Tout pour arrêter l’air froid de me glacer jusqu’aux os. Mon corps est bleu et blanc, meurtri, glacé, mort. Des fois, je me surprends à penser à lui au passé. Cet amas de chair, ce ramassis d’os, ce cimetière d’épiderme. Des fois, je me demande si mon esprit survivra à mon corps. Si mon cœur s’arrêtera avant mes pensées, et si je ne préférerais pas que ce soit le contraire.

Puis j’entends des rires, au loin. J’entends des cris, leurs efforts conjoints, à la quête du paroxysme. Des oui et des plus fort, et des s’il te plaît et des mon dieu. Puis viennent cris gutturaux et soupirs, et leurs échos résonnent dans ma tête. Leur plaisir tourbillonne dans la pièce, suinte sur les chaînes, fait vibrer la guillotine et s’amalgame à la croix de bois, bien longtemps après qu’ils soient partis. Mais ils reviendront. Il le faut.

La lumière baisse devant mes yeux. Je n’ai pas bougé depuis qu'ils sont partis. J’entends le bois du cercueil grincer ; le couvercle s’ouvre complètement, et Il en sort. Il est grand, mince, plus blanc que nature, les muscles faussement atrophiés de ses avant-bras qui ondulent et courtisent ses veines bleues sous sa peau parcheminée. Il me sourit, et ses dents brillent, lubrifiées par sa salive, et je me lèche instinctivement les lèvres à la vue du fluide, un réflexe décidément pavlovien. J’ai tellement soif, j’en perds la tête.

« As-tu été sage ? » me demande-t-Il, narquois. « Je suis certain que j’avais une cravache, aussi. Mm ? » Il me remet le bâillon, et je peux goûter les semaines de sueurs et douleurs accumulées dans le tissu. Il ne l’enlèvera que lorsque je me soumettrai à lui. C’est le but de son jeu pervers, me torturer jusqu’au plaisir. Me dérober de celui-ci jusqu’à ce que je le donne volontairement. Jusqu’à ce que je ne vive que pour lui, sienne pour l’éternité.

« Si tu en voulais une plus grande, il fallait demander. » Un coup au visage. « Plie-toi à moi, et nous serons immortels. » Sa main qui serre ma gorge.

Je m’étouffe, et le manque d’air me fait tourner la tête. Je le regarde avec intensité et signifie que je suis prête. Il sourit et vient me libérer. Je le regarde dans les yeux, je tremble légèrement et je me dégoûte alors que je m’accroche à lui pour ne pas basculer, pour bien me pencher vers lui. J’inspire, et je plante mes crocs dans sa jugulaire, et je mords de toutes mes forces, et j’aspire son sang avec toute l’énergie de mes nuits volées.

Il crie, il m’attaque et il tremble, mais je ne m’agrippe que plus fort. Je me relève, et il s’écroule à mes pieds. Mes doigts se glissent sous sa chemise et se referment sur la clé du donjon. Je suis libre, et son sang coule dans mes veines. Je suis nue et j’ai chaud, voilée de son sang. J’ouvre la porte et quitte le donjon, mais comme le couple d’insouciants, je reviendrai. Avec eux, qui sait ?


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