Depuis qu'il était tombé sur la tête à l'âge de trois mois, le docteur Van Gekkeman entretenait l'inimitié la plus profonde envers la force de la gravité, qui dans sa perfide ignominie tuait des millions de gens et enchaînait les pieds des hommes à la terre ferme, entravant leurs plus grands desseins.
Une dizaine de secondes seulement de chute libre, à la merci de cette puissance néfaste, suffit à être létale. Sa nature se complaît tant dans la destruction insensée de tout ce qui ne s'accroche pas à la terre ferme, qu'il est impossible de douter que son dessein final est l'annihilation de toute vie sur Terre, voire de l'univers tout entier. Telles étaient les noires pensées du docteur alors qu'il observait par la fenêtre de son bureau, au rez-de-chaussée, une pauvre femme inconsciente lire sur un balcon sans se douter des risques insoutenables qu'elle courait.
Chaque jour apportait son lot de preuves quant à l'omniprésence exécrable de la gravité. L'autre jour le docteur Van Gekkeman l'avait surprise à tambouriner sur son toit avec de l'eau, qui s'était insinuée à l'intérieur et avait mouillé ses livres. L'automne elle arrachait les feuilles à la frêle prise des branches des arbres meurtris par le froid naissant, les forçant à passer l'hiver nus. Elle volait l'eau des célestes montagnes pour l'entasser au fond de puits infernaux, elle enchaînait la Terre à la sphère enflammée du Soleil, la forçant à tourner autour pour ne point se faire engloutir, elle faisait s'écrouler les châteaux de cartes que les enfants bâtissaient avec espoir, et que dire du kangourou qui, impuissant, essayait de sauter vers la Lune, pour se voir malgré tout cloué au plancher des vaches ?
C'est ainsi que, fort de sa connaissance des lourdes charges qui pesaient contre cette influence diabolique, le docteur Van Gekkeman décida de dédier sa vie à la louable ambition d'en délivrer le monde.
Le docteur Van Gekkeman se montra tenace, perspicace et assidu dans ses études, et c'est au jeune âge de dix-sept ans qu'il monta sur l'estrade pour présenter sa thèse de doctorat à ceux qui allaient devenir ses pairs. À ce moment-là, sa frêle charpente, ses cheveux graisseux et sa moustache parcimonieuse trahissaient encore les ravages de l'adolescence, et l'on se demanda ce que ce garçon faisait là. Mais dès que Baltasar Van Gekkeman ouvrit la bouche et que sa voix puissante et solennelle résonna dans l'auditorium, énonçant avec éloquence et précision une théorie qui allait changer le monde, leurs préjugés s'évanouirent et tout le monde put le voir comme l'homme d'exception qu'il était.
Sa thèse révolutionna le domaine scientifique par la suggestion audacieuse selon laquelle, tout comme les nombres réels en mathématiques sont complémentés par les nombres imaginaires, la partie réelle du tableau périodique est elle aussi enrichie par une partie imaginaire contenant une panoplie d'éléments nouveaux qui, en conjonction avec les éléments réels, permettaient en principle l'existence de n'importe quelle technologie imaginable.
En particulier, notre bon docteur s'intéressa aux propriétés densifiantes du séismodium, un métal imaginaire très rare, quoique de moins en moins depuis que l'on s'était aperçu que les métaux imaginaires existaient tout aussi bien que les métaux réels. La plupart des scientifiques ne réfléchissaient alors qu'aux applications triviales du séismodium : la spectrographie barométrique, la lubrification des horloges solaires, la remagnétisation des globules blancs chez les paraplégiques, pour ne nommer que des exemples évidents ; mais la nécessité étant la mère de l'invention, Van Gekkeman fut le seul physicien à avoir l'incroyable intuition que cet élément était, en fait, la clé du combat de l'Homme contre la gravité.
En effet, en plaçant le séismodium dans un bain de carbone et en amplifiant sa valence à l'aide d'un oscilloscope, l'on pouvait condenser le carbone à un niveau sub-atomique de sorte à obtenir une substance tellement dense que rien ne pouvait la pénétrer, pas même les perfides gravitons qui véhiculent l'action outrancière de la force gravitationnelle.
Cette découverte plongea le docteur Van Gekkeman dans une activité des plus fébriles. Il réquisitionna auprès de l'Ordre Mondial des Scientifiques une quantité énorme de séismodium – assez pour lubrifier une horloge solaire à une précision d'une seconde par année-lumière – puis il tourna la manivelle de son oscilloscope et pria que ses calculs aient été justes.
Et ils étaient justes ! Vêtu de la combinaison antigravité qu'il avait construite, Van Gekkeman s'éleva dans les airs tel un aigle majestueux quoique dépourvu de plumes, et plana vers le siège de l'Ordre. Il s'assit sur la corniche de la plus haute tour du Château de la Science. Les jeunes scientifiques qui à ce moment faisaient de la science dans le parc, levèrent les yeux de leurs béchers, de leurs baromètres et autres instruments spectroscopiques, et tous furent ébahis par la page de l'Histoire qui s'écrivait devant leurs yeux sur cette corniche avec le crayon de la science.
Les chefs de la science, qui régissaient le progrès scientifique par le biais d'une bureaucratie statistiquement significative, virent immédiatement le potentiel de cette révolutionnaire technologie. Grâce à l'antigravité, les gens voleraient d'un pays à un autre avec autant d'aisance et de grâce que les hirondelles, de simples vaisseaux s'élèveraient vers la Lune afin d'en percer les secrets, ou bien vers Mars et les innombrables étoiles de la Voie Lactée.
Tous s'accordèrent aussitôt pour donner au docteur Van Gekkeman une deuxième Médaille de la Science pour ses bons services, mais le bon docteur refusa, sous prétexte que son travail n'était pas encore terminé. En effet, le séismodium demeurait une matière très rare, et tant que cela resterait vrai ses applications seraient limitées par la cinquième loi de la thermodynamique, celle qui gère le libre marché.
« Mais où trouver davantage de séismodium ? » demanda avec angoisse le docteur Van Simpeleman, le grand chef de la science, un homme au bedon rebondi dont les cheveux roux ne subsistaient qu'en une mince crête le long de la nuque. Van Gekkeman répondit qu'il était convaincu que le séismodium étant dense, il y aurait de grands dépôts de cet élément au centre de la Terre. Il suffisait donc, en principe, de creuser jusque là. Le docteur Van Simpeleman, qui était un grand ami du docteur Van Gekkeman, accepta aussitôt de commanditer une grande opération de forage, convaincu du bien fondé des intuitions de celui qui une dizaine d'années auparavant avait été son meilleur élève. Mais malgré cette relation étroite, presque intime, et même en toute connaissance de cause des phobies de Van Gekkeman, il était bien loin de se douter des véritables intentions de celui-ci.
Grâce à de nouvelles inventions de Van Gekkeman, notablement la foreuse à balance et l'aimant protonique qui attirait la terre et la roche plutôt que le métal, le forage alla bon train. Un immense tunnel allait connecter l'humble municipalité de Diepdam à la sphère de séismodium en fusion qui constituait le noyau terrestre et qui contenait en son sein la clé de l'émancipation de l'humanité.
Finalement, un chaud vendredi du mois de juillet 1871, le piston ondulaire qui était à la tête de l'onde de creusement envoya un signal à la surface par fibre binoculaire. Le forage était maintenant terminé. Van Simpeleman se frotta les mains : « Finalement, nous pouvons commencer à aspirer le séismodium ! » L'excitation était à son comble, et les mains tremblantes de Van Gekkeman connectèrent à l'arrière du piston l'embouchure de son aspirateur à succion. Le lecteur avisé aura certainement remarqué qu'un aspirateur à succion est un double négatif, et que le dispositif que Van Gekkeman connecta au centre de la terre était en fait une seringue à bec large, faite pour injecter des produits chimiologiques.
Au nez et à la barbe de Van Simpeleman et des autres chefs de la science, Van Gekkeman se mit donc à injecter au cœur de la Terre un alliage de cobalt moléculaire et de zinc spiraloïde, qui par réaction précipitationnaire pouvait catalyser le fer en carbone et en séismodium.
Le monde entier se sentit soudain un poil plus léger, mais ce ne fut que quelques minutes plus tard que Van Simpeleman, remarquant la moindre emprise de ses excès alimentaires sur ses enjambées, se rendit compte de ce qui se passait.
« Van Gekkeman », dit-il d'un ton strident (car l'air ambiant était à présent aussi léger que l'hélium) « que faites-vous ? » Ce à quoi le bon docteur répondit : « Je casse les chaînes qui retiennent l'Homme en place. »
« Folie ! Pure folie ! » dit le docteur Van Simpeleman, qui pris de panique se précipita vers les contrôles de la seringue pour arrêter le processus. Mais alors que des milliards de tonnes de cobalt coulaient à chaque seconde au cœur de la Terre, l'emprise maléfique de la gravité s'étiolait, et Van Simpeleman s'envola au loin.
Sous les yeux émerveillés de Van Gekkeman, les arbres s'arrachèrent du sol, leurs racines pouvant enfin respirer le même air pur que les animaux. Les kangourous sautèrent vers la Lune, sans rien pour ralentir leurs ardeurs. Les montagnes s'élevèrent vers les cieux, grandissantes, royales de splendeur.
C'est alors que Van Simpeleman, flottant dans les airs, comprit finalement la splendide vision de son ancient étudiant. Son visage se fendit d'un sourire béat, et partout sur la planète des hommes et femmes sautèrent dans les airs et s'aperçurent avec délice qu'ils ne retombaient plus.
L'humanité s'éleva enfin vers les étoiles auxquelles elle était destinée, et Van Gekkeman s'éleva avec elle, les larmes aux yeux, fier d'avoir enfin libéré le monde des liens ignobles qui le tenaient ensemble.