Le fil de la rupture

Sophie Breuleux
le 17 avril 2016

Coincées dans un instant, les feuilles rougies de l’automne tombent, tourbillonnent à certains endroits, et s’écrasent sous les pieds des passants dans une boucle infinie au rythme indiscernable. Les pommes refusent d’agrémenter le sol des vergers, et le ciel reste figé dans l’aube. Personne ne sait quand le temps s’est arrêté. Quelques-uns disent des millénaires, d’autres quelques journées. J’imagine que cela dépend de la relation que chacun a avec l’éternité.

Sans repères, plongés dans le chaos, chacun a trouvé son rythme. Il y a bien quelques heureux qui se réjouissent de cette liberté, ceux qui profitent de chaque instant comme s’il était le dernier. Ils gambadent à travers champs et prairies, parcourent le globe à la recherche d’une pluie sous laquelle danser et courent hurler leur joie à un ciel étoilé, immobile dans les cieux d’une partie désaffectée du globe.

Puis il y a les autres. Ceux qui ne sortent plus de chez eux, ceux qui font des mots croisés, ceux qui décident de dédier leur vie à la science, à trouver une solution, à construire une navette pour aller orbiter dans une galaxie lointaine où la vie retrouverait son sens. Ceux qui ont décidé de continuer leur vie comme si de rien n’était.

Puis il y a ceux qui refusent. Ceux qui ne vivent que pour la mort, l’attendant, rêvant au suicide.

D’aussi longtemps que je me rappelle, Lucille et moi avons occupé un petit café, dans un coin affectionné des artistes. Il avait été joliment décoré, par nous ou par les anciens propriétaires, quoique j’aime m’imaginer avoir été responsable des jolis coraux aux fenêtres et du plancher de bois franc qui craque près du comptoir et entre les tables de gauche à l’entrée. L’odeur des croissants embaume la rue quand nous les préparons, et les insomniaques éternels viennent nous aider, puis dégustent avec nous notre première fournée. La faim n’existe plus, que la gourmandise, et reste le plaisir le plus exquis de ceux qui peuvent toujours l’apprécier.

Nous vivons de petits rituels, en harmonie avec nos quelques clients. Ceux qui ont décidé de ponctuer l’éternité de tasses de café et de croissants. Nous les servons, nous cuisinons ; nous vivons heureuses, dans le calme de notre routine et le plaisir d’être ensemble.

Des fois, nous fermons le café, et nous y restons enfermées. Nous parlons, ou nous jouons à des jeux. Nous racontons des histoires fantastiques où le temps essaie de nous rattraper, où on est vieux et on s’approche de la mort, où on essaie de se dépasser, où on s’use à la corde pour gagner une milliseconde sur un rival. Des histoires, le passé, des souvenirs, des légendes. Qu’importe, je ne fais plus la différence. De plus en plus, mes souvenirs se fondent les uns dans les autres. Il nous reste bien des photos, des vidéos et des portraits du passé, mais leur sens a été oublié il y a longtemps. Alors on les garde près de soi, près du cœur comme un talisman.

Je suis allée chercher des robes : à volants, à crinoline, tout ce que j’ai pu trouver. Je porte une longue robe de satin cramoisie, avec de petites pierres brodées à la poitrine, et elle une robe de velours noir, splendide, quoique trop ajustée. Le derrière reste ouvert, les deux pans de la robe refusant d’accommoder la totalité de son dos.

— Celle-là, peut-être ? dis-je à Lucille en lui tendant une autre robe.
— Elle est pas mal. Mais je crois que j’aimais mieux la première. Celle à manches longues.

Je lui lance la robe évoquée en faisant retentir dans les haut-parleurs ma sélection préférée de musique classique baroque. Les tables et les chaises ont été rangées contre le mur, et je suis prête à me glisser dans la peau d’un de mes personnages préférés, celui d’une riche femme de marchand infiltrant la haute cour. Je vais séduire le personnage imaginaire du mari de Lucille, chez qui la jalousie ne fait pas bon ménage, et la pousser à une crise d’apoplexie spectaculaire ; ainsi vont nos jeux de rôles, muets, chorégraphiés à la perfection au fil de l’infini.

Je commence à tournoyer dans la pièce au son de la musique, riant de bon cœur à chaque faux pas, seulement Lucille reste de marbre.

— Que se passe-t-il ? finis-je par lui demander, essoufflée.

Elle ne répond pas, préférant aller s’installer à la fenêtre. J’ouvre le café, comme si de rien n’était, mais j’ai une douleur à la poitrine, comme un sentiment de mauvais augure.

Lucille reprend ses airs d’avant, elle rit à mes commentaires, prépare le café, lave les tables et le plancher, accepte de se prêter à quelques jeux, mais son regard ne possède plus le même éclat. Puis, au beau milieu de la préparation d’un thé, Lucille s’élance vers la porte, qu’un client avait négligé de fermer. Je me mets à sa poursuite, échappant ma propre tasse fumante. Nous déambulons dans les rues, silencieuses. Je ne me rappelle pas la dernière fois où j’ai marché dans le quartier.

— Que fais-tu ?

Elle ne me répond pas. Le quartier m’est familier, mais je ne m’y sens pas à ma place. Elle entre dans un magasin de tissus, se promène dans les rangées, moi sur ses talons, et caresse les différentes étoffes d’un air absent. Elle répète le même manège dans plusieurs autres boutiques, toujours à contempler la marchandise sans commentaires. Je finis par la convaincre de retourner au café, et elle me suit sans rechigner. À notre retour, je retrouve ma tasse intacte et continue à préparer mon thé.

À l’arrière, un couple se dispute sans arrêt. Quelquefois, ils s’embrassent passionnément, et d’autres fois, l’un d’entre eux éclate en sanglots. Je les imagine être ensemble depuis toujours, qu’ils sont restés figés dans le temps comme les feuilles dehors, à danser sur le fil de la rupture, attachés l’un à l’autre par une passion dévastatrice.

Lucille s’est mise à dormir. Nous ne dormions jamais, avant. Je ne sais que faire de ces moments de solitude. Je tente de dormir, mais le sommeil ne vient pas.

« J’aimerais visiter la planète entière ! » affirmait Lucille.

Je frissonnais à l’idée d’aller explorer des stalactites millénaires ou des ouragans immuables. J’en rêvais aussi, bien sûr, mais jamais avec la même ferveur.

Pourrions-nous changer de rythme ? Si je fermais les yeux, les rouvrirais-je dans une contrée lointaine, notre routine plus qu’aventures, escapades, escalades et sauts périlleux ? Retrouverais-je l’été, le Soleil de midi et le son des vagues sur la plage ?

Je sors une photo de sous ma chemise. J’y porte une robe de mariée, mon visage figé en une grimace, au bras d’un homme que j’ai oublié. Le plus beau jour de ma vie. Par moments, je peux me remémorer cette journée : une aura de chaleur, comme une gorgée de whisky.

Et si nous changions de rythme ? Reverrais-je un jour nos coupelles et nos tasses dépareillées ? Nos sucriers de laiton sur nos tables de bois ?

Je collectionne les brochures de voyage, pour parler de mes attractions favorites à Lucille, mais elle ne démontre que peu d’intérêt. Peut-être ne veut-elle pas que je vienne ? L’idée m’attriste, mais comment pourrais-je la retenir ?

Peu à peu, j’abandonne l’idée que nous puissions partir, changer de rythme, jusqu’à ce que je me souvienne des photos qu’elle conservait de ses vacances à la plage. Elle en parlait incessamment, avant.

— Lucille ! Nous pourrions aller à la plage !
— Oui, si tu veux, me répond-elle avec un sourire.

Nous quittons le café sans bagages, et rendues à la plage, plusieurs personnes l’occupent déjà, les pieds dans l’eau, au loin, et quelques-unes assises en bordure, qui regardent l’horizon en silence. Des enfants qui font des châteaux de sable, des mouettes qui s’égosillent. Je respire l’air marin, et indique à Lucille un coin où nous installer. Elle fait glisser le sable entre ses doigts ; elle me sourit faiblement. Son silence m’agresse, elle est à portée de main, elle n’a pas bougé, elle n’a pas changé, mais elle a cessé d’exister.

— Tu ne te plais pas, ici ?
— Non, je me plais.
— Tu mens.
— Non, je me plais. Je me plais autant que je me plaisais au café, et autant que je me plairais ailleurs, affirme Lucille.
— Alors tu ne te plais nulle part ? Elle reste silencieuse.
— Non. Je me plais partout, finit-elle par répondre.

Nous sommes rentrées au café. Je tente de la faire sourire en lui proposant mille et une activités, et Lucille me serre dans ses bras, comme pour compenser. Je me demande combien de temps nous sommes restées ainsi, à s’éloigner l’une de l’autre sans comprendre pourquoi.

Un jour, elle accepte de me suivre pour une randonnée en montagne. L’air est doux, imprégné de l’odeur des feuilles, et nous arrivons finalement au sommet. La vue est spectaculaire, et je voudrais en imprégner mes rétines, la figer pour ne jamais l’oublier.

— Regarde ! Je crois qu’on peut voir la rue du café, là-bas ! D’ici, c’est comme si rien n’avait changé.
— Oui, répond Lucille en s’avançant.
— Nous pourrions vivre ici, à regarder la vue pour toujours.
— Si tu veux.

Des larmes coulent de ses yeux. Elle me prend la main.

— Suis-moi.
— Où ?
— J’en ai assez de vivre.
— De quoi parles-tu ? Il nous reste des tas de choses à faire. Et l'on pourrait retourner au café, nous y étions heureuses, non ?

Des larmes coulent maintenant des miens.

— Suis-moi, m’implore Lucille. Tu ne veux pas me perdre, alors suis-moi !

Elle est dos au précipice maintenant. Tout ne se passe qu’en un instant, mais je le sens devenir élastique, s’étirer au fil de mes réflexions. Pourrais-je dire adieu à la vie ? J’ai tant voulu lui plaire, ne pas me retrouver seule. Mais sa solitude survit à ma compagnie. Je la pousse, les échos de ses cris se réverbèrent sur les feuilles mortes à mes pieds.

Je prépare les croissants, utilisant la même pâte que toujours, Lucille à mes côtés. Les yeux rivés sur elle, ses mains pétrissant la pâte avec délicatesse, je ne sais plus s’il s’agit de souvenirs, ou d’une simple fable. La mémoire s'étiole, les souvenirs coulent de notre cerveau plus facilement que l’eau d’une fissure, et la seule certitude à laquelle je peux me rattacher, c’est que les larmes qui mouillent mes joues sont à moi.


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