La toilette magique d'Eugène Pigeon

Olivier Breuleux
le 8 mai 2016

Eugène Pigeon avait toujours voulu voyager. Il aurait voulu voir la tour de Pise. Il aurait voulu voir les fjords norvégiens et les volcans islandais, les jardins zen japonais, les villages tibétains sur des plateaux que l'on dit plus hauts que les montagnes. Il aurait même voulu voir un lion chasser l'antilope dans la savane. Mais de loin. Il tenait quand même à la vie.

Mais Eugène repoussait toujours le grand voyage. Manque de temps, manque d'argent, peur de voler, mal de mer, il n'avait pas même passé son permis de conduire. Il avait habité toute sa vie au même endroit, un petit appartement quartier Côte des Neiges, à Montréal, et n'était jamais allé plus loin que Trois-Rivières. Alors il disait plus tard, et encore plus tard, demain, le mois prochain, et ainsi de suite.

À soixante-quinze ans, il se faisait un peu tard pour découvrir le monde.

Aussi se nourrissait-il de science fiction, de récits fantaisistes et mille dérivés du Seigneur des Anneaux, de rêves où il se faisait déconnecter de la Matrice, où il ouvrait sa penderie pour se retrouver nez-à-nez avec le majestueux roi Aslan, quoique ce n'était pas pour jouer les héros : il voulait simplement visiter ces mondes, aller quelque part où la magie existait. Il nourrissait aussi quelques espoirs secrets, par exemple que la petite amie de son petit-neveu le lâche et qu'il décide d'emmener son grand-oncle en voyage en Nouvelle-Zélande à sa place.

Il vivait ainsi une existence paisible, mais sans envergure, jusqu'à ce qu'un matin, s'étant assis sur le bol de toilette avec un journal afin d'évacuer l'arrivage de huit heures et demie, l'ampoule illuminant la salle de bains ne pète. Eugène sursauta. La pièce fut plongée dans le noir. Il se félicita immédiatement de ne pas avoir encore engagé ses sphincters, comme cela il n'aurait pas à terminer la besogne dans l'obscurité. Il se leva et remonta son pantalon, puis par réflexe jeta un œil sur le bol de toilette. C'est alors qu'il remarqua quelque chose de très particulier.

De la lumière s'échappait du trou.

Petit pet de sœur, se dit-il, ne me demandez pas où il avait pêché cette expression, il s'agit d'un mystère sacré, comme celui de la Caramilk ou de la couleur des sous-vêtements d'une femme. Il s'agenouilla devant le bol, dont le contenu était baigné d'une lueur dorée, comme celle du soleil lorsqu'il frôle l'horizon. Sa respiration s'accéléra. Il n'était pas au courant que les toilettes pouvaient s'illuminer de cette manière. Que se passait-il ? Les méninges d'Eugène s'activèrent à résoudre ce mystère, et il en vint rapidement à la conclusion qu'il n'y avait qu'une seule explication rationnelle : cela ne pouvait être qu'un passage vers une autre dimension. Un univers parallèle.

Dans sa toilette.

Eugène se précipita dans la cuisine, manquant trébucher sur la haute marche qui la séparait du salon et se casser la margoulette, puis il ouvrit la porte qu'il y avait sous l'évier et où se trouvait la petite manette qui coupait l'eau. Puis il tira la chasse d'eau encore et encore pour vider le bol, avant de s'apercevoir que les toilettes ne fonctionnent pas comme ça. Il vida l'eau restante avec une tasse.

Il pouvait encore voir la lumière. Mais pet de pet, il y avait davantage ! Il pouvait entendre des oiseaux gazouiller. Il y avait bel et bien un monde là-dedans ! Il ne reconnaissait pas les chants, il se demandait de quel genre d'oiseau il s'agissait, quoique pour dire vrai il ne connaissait le chant d'aucun oiseau de son monde à lui, mis à part celui du moineau ou du pigeon ou de la corneille, mais étant citadins ces oiseaux ne sont que des pestes. Peut-être que c'est une colombe. Il ne savait pas qu'une colombe c'est un pigeon blanc.

Eugène regrettait ne pas être une petite souris, ou un rat, qui pourraient naviguer la tuyauterie sans encombres. Il était beaucoup trop grand, beaucoup trop gros pour passer. C'était bien sa chance. Un passage vers un autre univers s'ouvrait chez lui, ça aurait pu être n'importe où, un tiroir de commode au demeurant, il s'en serait arrangé, mais non, il fallait que ça soit au même endroit où il délivre ses boyaux.

Viens ici, petit oiseau ! murmura-t-il, la tête aussi profondément enfoncée dans la cuvette que possible. Il redoutait y sentir des relents de merde ou d'égouts, mais du trou soufflait un légère brise printanière qui apportait avec elle ce qu'elle glanait des fleurs et des herbes sur son passage. Eugène crut déceler la senteur enivrante du lilas, du jasmin, de la lavande. L'oiseau continuait à chanter. Un autre chant lui répondait, mais il était plus distant, plus difficile à bien entendre, mais tout aussi joli, il en était convaincu.

Eugène resta un bon moment assis devant la cuvette à ruminer ses pensées, puis il se leva et alla se soulager au Tim Hortons qu'il y avait au coin de la rue. Il y acheta un café et un beigne pour se justifier, quoique l'un des deux aurait suffi.

Lorsqu'il revint chez lui il jeta le café dans l'évier car il n'en buvait pas, le beigne à la poubelle car il était à la diète, puis il fouilla dans l'armoire en coin dans laquelle il rangeait quelques outils et autres babioles, et il était certain, enfin, il espérait y trouver une bonne longueur de ficelle. Pet béni ! Il y en avait. Eugène sortit son téléphone portable de sa poche et enroula la ficelle en long et en large, enserrant l'objet aussi bien qu'il le put. Il testa le dispositif en le balançant violemment au dessus de son lit, comme un yo-yo dont la forme ne serait pas aérodynamique, qui vaudrait plusieurs centaines de dollars, et qui ne fonctionnerait pas comme un yo-yo. Bref, s'étant convaincu que le dispositif ne lâcherait pas si facilement et que la ficelle n'obstruait pas l'objectif, il retourna dans la salle de bains, bénissant la technologie moderne. Il enclencha la fonctionnalité « caméra » et poussa l'appareil dans le trou, pouce par pouce, son autre main crispée sur le bout libre de la ficelle. Après un temps qui sembla interminable à Eugène, le téléphone tomba dans le vide et la corde se tendit.

Puis Eugène resta assis pendant plusieurs heures, le cœur battant à cent à l'heure, ce qui en fait est très peu, disons cent battements à la minute. Une ficelle verte partait de sa main où elle était enroulée, pour ensuite reposer sur le bord de la cuvette et descendre dans le trou où il évacuait normalement substances malodorantes, mouchoirs souillés de morve, et autres cochonneries. Pour l'une des rares fois dans sa vie Eugène espérait que personne ne vienne lui rendre visite.

Pet de pet, quand il faut y aller, il faut y aller, murmura-t-il pour lui-même, tirant délicatement sur la corde. Il passa dix minutes à essayer de remonter le téléphone qui se butait constamment sur le bord du passage, mais la chance sourit toujours, en autant qu'on s'y prenne à suffisamment de fois.

Ce qu'il vit l'époustoufla.

Le téléphone, après avoir cessé de tourner sur lui-même, montrait un vrai paysage de carte postale, voire un paysage digne d'un film de Disney. L'endroit était à flanc de montagne. Sur la droite un grand pin obstruait partiellement la vue, mais il était magnifique, verdoyant et aussi symétrique qu'un sapin de Noël. Des oiseaux y nichaient, l'un d'entre eux était jaune et rouge et un autre était totalement bleu. Et sur la gauche, qui était dégagée, on voyait une longue vallée clairsemée et d'un vert pur. Au centre de celle-ci un lac faisait tache bleue, et vers la fin de l'enregistrement l'angle du soleil le faisait châtoyer. Au-delà de tout cela il y avait d'autres montagnes, et sur la plus grande d'entre toutes il y avait un château, avec une grande tour conique, une enceinte et quatre tours plus petites. Il était d'une blancheur immaculée, mis à part une large bande pourpre remontant le long de chaque tour.

Eugène se repassa le vidéo en boucle, assis sur son lit, mesmérisé, jusqu'à ce que la fatigue le gagne et qu'il ne s'endorme et soudain Eugène était un mulot qui galopait vers la salle de bains et sautait dans la toilette, il glissait le long du tuyau, puis il débouchait dans l'autre monde, plein de soleil et de gazouillis, et qui sentait la lavande. Il retrouvait ensuite son corps de jeune homme, musclé et fringant comme il ne l'avait jamais été, et suivait un sentier vers le château, marchant, courant, un moment entouré par de grands sapins, puis à travers une clairière ensoleillée, puis sur un pont de rondins qui enjambait des rapides tonitruants. Rien ne pouvait l'arrêter. Lorsqu'il fut rendu au château une jolie princesse l'accueillit, elle avait de longs cheveux noirs et châtoyants comme une nuit étoilée et des yeux d'un bleu profond comme le lac dans la vallée où des poissons nageaient heureux, elle lui dit que c'est lui qu'elle attendait, que finalement ils pourraient se marier, et vivre contents jusqu'à la fin de leurs jours, puis un orchestre de lutins sortit du fin fond d'autant de rangées de toilettes, avec des flutes, des tubas, des violoncelles et des clavecins et Eugène se réveilla.

Un pet de rêve, rien qu'un pet de rêve, se dit-il, résigné. Les batteries de son téléphone étaient mortes. Il se rendit à la salle de bains d'un pas traînant, alluma la lumière, mais rien n'y fit, il n'avait pas changé l'ampoule. La lueur au fond de la cuvette, encore plus vive que la veille, il lui semblait, l'attira comme un aimant. Il y avait quelque chose au fond qui trottait lentement sur la porcelaine et brillait de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. C'était un scarabée comme Eugène n'en avait jamais vu, c'est à dire un scarabée. Eugène tendit la main et le petit être y grimpa. Il était rouge… non, pourpre ! Bleu ! Il changeait constamment de couleur. Eugène se dit que c'était peut-être sa façon de rire. Il rit aussi. Puis l'insecte s'envola. Eugène courut à sa suite, mais il était déjà parti par la fenêtre pour découvrir un nouveau monde.

Une envie lui prit et il alla chez Tim Hortons pour la soulager. Il acheta aussi un beigne fourré aux framboises.

Il était vingt heures quand la sonnette retentit. Qui est-ce que ça peut bien être, se dit-il, brutalement sorti de ses rêveries. Il n'avait pourtant pas commandé de pizza. Il ouvrit et se retrouva face à face avec son petit-neveu, le fils de sa nièce Juliette. Il s'appelait Édouard, un grand gaillard de vingt ans. Il mâchait une gomme et avait une casquette vissée sur la tête. Eugène se dit que ce devait être la mode. Ce n'était jamais la mode quand il en portait.

« Salut, mononcle ! » Eugène restait immobile, interdit, ses rêveries seulement à moitié dissipées. « Je peux entrer ? »

« Oui, bien sûr », et Eugène s'écarta.

Il s'avérait que Eugène devait aller prendre un café avec Juliette le jour précédent et qu'il n'était pas dans ses habitudes de lui poser un lapin. Et puisqu'il ne répondait pas au téléphone, elle s'était inquiétée et avait demandé à son fils, fils chéri, puisque tu ne fiches rien, pourrais-tu aller voir si ton grand-oncle est encore vivant ? Tu pourrais lui raconter ton voyage en Espagne, il adore cela, et tu peux même en inventer, il ne remarquera rien.

Édouard n'en demandait pas tant et il gâta Eugène d'histoires de l'Espagne et de comment, pour y être accepté, il faut se battre contre un taureau, c'est un rite d'initiation à la communauté. Inutile de mesurer sa force, tout est dans l'adresse. Eugène lui demanda, inquiet, s'il s'était blessé, et Édouard hésita un instant avant de dire oui, il lui montra une balafre qu'il avait sur l'avant-bras et qu'il s'était faite en faisant du patin. Eugène la regarda et se contenta de hocher la tête, enthousiaste, et d'insérer une nouvelle entrée dans sa banque de rêves.

« Quoi de neuf de ton côté ? » demanda Édouard, qui terminait de boire son thé, surinfusé mais gonflé de tant de sucre et de crème que cela ne se goûtait pas. Et Eugène de lorgner son téléphone, qui se rechargeait lentement sur la petite table antique qu'il y avait à côté du fauteuil, et il savait qu'elle était antique parce qu'il l'avait achetée quand il avait vingt ans. Il prit l'appareil délicatement, comme un objet de culte, et il marmonna « j'ai fait un beau voyage », mais c'était un peu un mensonge, comme si lancer une roche de l'autre côté de la frontière vers un autre pays c'était l'avoir visité. « Pardon ? »

Eugène ne voulut pas répéter, mais il montra ce qu'il avait filmé.

— C'est bizarre, c'est comme si la caméra pendait au bout d'une corde ?
— Regarde l'oiseau, comme il est beau !
— Un geai bleu ?
— Et le château ? Tu vois le château ?
— Hmm… ouais… on voit pas très bien…

Eugène reprit doucement le téléphone des mains de son neveu et contempla l'image pendant quelques minutes durant lesquelles Édouard se demanda probablement s'il était devenu légume, et qui il fallait appeler dans cette situation. Pour finir Eugène se leva et l'intima de le suivre tout en marmonnant « Je veux te montrer quelque chose. »

Il entra dans la salle de bains et s'arrêta net, comme gelé sur place, si brusquement que Édouard faillit lui rentrer dedans. La pièce était noire, noire. Le pauvre homme se précipita vers la cuvette, les yeux écarquillés, pour en fixer le fond, qui ne luisait plus de la lumière familière. « Non ! » dit-il d'une voix plaintive, mais encore trop bas pour être entendu.

« Ton ampoule marche plus ? » Édouard actionnait l'interrupteur à répétition, sans résultat. Eugène répondit que non, elle ne marchait plus, mais sa voix brisait, c'est le choc, vous comprendrez.

— Mononcle, ça va tu ?
— Oui oui…

Cela satisfaisait Édouard, qui n'avait pas vraiment envie de s'occuper des problèmes des autres, mais il changea quand même l'ampoule pour se donner bonne conscience. Il remarqua aussi que la toilette ne marchait pas, mais Eugène dit qu'il avait coupé l'eau pour « vérifier quelque chose », et jusqu'au moment où son neveu s'en alla, il était pris d'angoisse. « Pour vérifier quoi ? » Mais Édouard ne lui posa pas la question.

Eugène retourna dans la salle de bain. Il ferma la lumière. Il se laissa tomber sur les carreaux froids, catastrophé.

Mon Pet, avait-il tout imaginé ? Il fut plongé dans une profonde crise existentielle. Le fil de sa vie passa devant ses yeux, comme s'il était aux derniers instants de son existence, mais comme il n'était pas vraiment mourant, le film s'écoulait lentement, se mouvant au rythme des tic-tacs de l'horloge murale de la pièce d'à côté. Il se remémora son enfance, cloîtré dans sa chambre. Sa mère refusait que ses quatre enfants ne sortent de la maison, terrifiée qu'elle était par les dangers de l'extérieur, des automobiles qu'elle appelait machines à tuer, des germes soi-disant propagés par le froid, des gens mal intentionnés qui kidnappaient les enfants pour les vendre à des pédophiles, et ainsi de suite.

Alors que les autres enfants jouaient à l'extérieur, il suivait Tintin au Congo, en Égypte ou sur la lune. Puis un autre tic, un autre toc, et il se voyait adolescent, c'était dans le temps de la course vers l'espace. La veille de ses dix-huit ans, les Américains avaient finalement gagné, foulant le sol lunaire de leurs grosses bottes, et il se rappela comment il avait été déçu qu'on ne l'ait pas attendu.

Donald, son grand frère, ne l'avait pas attendu non plus pour faire son voyage autour du monde. Il était parti comme ça, sur un coup de tête, sa mère se tua presque d'angoisse en l'apprenant. Eugène planifia son propre voyage pendant cinq ans, préparant sa mère en lui montrant les cartes postales qu'il recevait de son frère, Regarde maman comme c'est beau, et puis rien ne lui est arrivé, toutes ces cartes ne sont que bonheur, C'est quoi ce truc sur la carte, C'est une girafe, Ça a l'air dangereux mon beau Eugène, imagine qu'elle t'empoigne avec ses dents et qu'elle te laisse tomber de si haut. La veille du départ d'Eugène vers la Suisse, qui n'était pas très dangereuse puisqu'elle était neutre, Mais de grâce reste loin des montagnes, Donald était finalement mort en Australie mangé par un crocodile et lorsque sa mère l'apprit d'Eugène, qui dut s'y prendre à cinq fois pour le dire, la voix troublée par des sanglots qu'il ne pouvait contrôler, elle dit qu'elle le savait déjà, qu'elle le savait depuis qu'il était parti cinq ans plus tôt.

Cela avait coupé le fil de ses aspirations.

Il resta comme ça pendant un certain temps, et étant assis et misérable il se mit naturellement à somnoler.

Il fut réveillé par un étrange picotement sur l'arête de son nez et il y porta instinctivement la main pour le gratter. Cette opération fut interrompue par un cri strident, ce qui acheva de le tirer de sa torpeur.

« Mon Dieu, faites attention ! » dit le papillon irisé. Les motifs de ses ailes lui rappelaient le scarabée de la veille. Mais il ne s'agissait pas, en fait, d'un papillon, mais d'une toute petite fée. Ses longs cheveux roux se balançaient autour de sa tête comme s'ils avaient une volonté propre et le petit être tressaillait d'indignation. La fée s'adoucit en rencontrant son regard. Pet qui p… sent bon, murmura Eugène, qui devait parfois ajuster ses formules à la situation.

— Vous voilà bien réveillé, mon cher Eugène !
— Vous… vous connaissez mon nom ?

La fée rit.

— Mais oui ! Vous êtes l'élu !
— L'élu ?
— Oui !

La fée laissa le mot flotter dans l'air pendant un moment, puis elle pouffa de rire.

— Bon… ok… ok… en fait je vous ai espionné pendant que vous parliez avec votre neveu.

Eugène était maintenant debout et il pouvait voir la faible lumière émaner de sa cuvette.

— Le monde est encore là ! fit-il, soulagé.
— Le monde ?
— Votre monde, là-dedans.
— Oui, ça fait un moment je crois…
— Je pensais… c'était tout noir… il n'y avait plus de lumière…
— Bien sûr que non, il faisait nuit…

Oh. La nuit. Bien sûr… il était neuf heures passées lorsqu'il avait amené Édouard ici. Eugène se sentit idiot et se rassit par terre avec une petite moue de dépit.

La fée voleta jusqu'à se placer juste en face de lui, à une vingtaine de centimètres du bout de son nez. Elle scrutait son visage ridé et semblait hésiter à dire quelque chose.

— Pourquoi êtes-vous triste, Eugène ?
— Triste ?
— Oui, vous êtes triste, je le vois bien. Pourquoi ? Vous semblez bien gentil.

Eugène était un homme qui enfouissait toujours ses émotions. Peut-être avait-il peur que l'on ne s'en moque. Mais la douceur avec laquelle la fée avait posé sa question fit fondre ses réserves et il commença à lui conter sa vie, ses rêves, ses échecs, timidement au début, mais cela venait de plus en plus facilement et la fée écoutait, patiemment, sans jugement, souriant lorsqu'il parlait de choses joyeuses, soupirant lorsqu'il parlait de choses tristes, et puis au final Eugène dit,

— J'aimerais tant visiter votre monde !
— Mais qu'est-ce qui vous en empêche ?
— C'est évident, je crois… je suis bien trop grand pour passer à travers de ce trou.
— Mais ce n'est pas un problème, ça ! Il suffit de rapetisser !
— Rapetisser ?
— Oui, rapetisser ! Vous ne savez pas comment ?

La petite fée fouilla à l'intérieur d'un petit sac qui était attaché à sa ceinture et en tira une petite graine noire. « Plantez cette graine dans de la terre bien humide, et mangez-en le fruit. »

Eugène s'exécuta aussitôt et le lendemain matin il fut surpris de constater que la graine avait déjà donné naissance à une plante, et sur l'une de ses branches poussait un petit fruit qui mis à part sa couleur violette ressemblait à une tomate cerise. Eugène tira sur le fruit avec délicatesse et il se détacha de la branche, signe qu'il était bien mûr.

Il croqua dedans. La pulpe était juteuse et rafraichissante. Son goût sucré rappelait la fraise et les agrumes. Curieusement, il n'y avait pas de noyau. Le lendemain, la plante avait encore un peu grandi, et un nouveau fruit pendait à une nouvelle branche. Cette fois il pensa à se mesurer contre le mur, marquant avec un stylo là où le dessus de sa tête arrivait, comme du temps où il était gamin.

À sa plus grande stupéfaction, il rapetissait.

L'effet du fruit s'accéléra de jour en jour. En trois jours il avait perdu trois pouces. Juliette lui rendit visite et lui dit, inquiète, « Tu as l'air malingre, est-ce que tu manges bien ? On dirait presque que tu as rapetissé. » Eugène se contenta de sourire et de hocher la tête, et près de lui, cachée derrière un cadre, la petite fée rigolait.

La semaine suivante, il avait perdu la moitié de sa grandeur. Tout était maintenant difficile d'accès. Il se demandait comment les nains faisaient, peut-être aménageaient-ils leurs appartements différemment, avec des comptoirs et des tables basses, et de petites chaises.

Finalement, cinq jours plus tard, il en arriva au point où le fruit était aussi gros que sa tête. Il n'arrivait déjà plus à tout manger, mais la fée l'assura que ce n'était pas nécessaire, et qu'il devait même faire attention s'il ne voulait pas devenir plus petit qu'une fourmi.

Le lendemain il était finalement aussi petit que la fée. Celle-ci le guida alors par la main à travers la salle de bain. Ils gravirent la petite rampe de bois qu'il avait installée, une simple planche en fait, puis glissèrent le long de la cuvette bien propre comme un toboggan.

Une autre rampe l'attendait de l'autre côté, que la fée et ses amis avaient installée, et il dévala celle-ci aux hourras des fées et des oiseaux, aux senteurs des lilas portées par la brise fraîche, et loin là-bas il voyait le grand château. Peut-être qu'une princesse l'y attendait.

Qui sait ?

Édouard enfonça la porte d'un grand coup de pied et sa mère le bouscula pour s'engouffrer dans l'appartement. Une légère odeur d'urine et d'excréments planait. « Eugène ? » cria Juliette. « Mononcle ? » ajouta Édouard. Celui-ci ne répondait plus au téléphone depuis plusieurs jours et la dernière fois qu'il leur avait parlé sa voix était faible et il faussait, presque méconnaissable.

« Euh… Juliette ? » fit son mari François, qui était avec eux et qui avait commencé une fouille systématique. Les trois s'assemblèrent devant le contenu de l'armoire du salon. Une demi-douzaine de bocaux remplis d'urine et de merde y trônaient. Celui de l'étagère du bas, encore ouvert, semblait contenir de la merde de rat. Certains étaient mal fermés et l'odeur était pestilentielle.

« Oh, mon Dieu ! » fit Juliette en se couvrant le visage. Elle répéta ces mots encore et encore en faisant les cent pas dans le salon, comme une litanie. Bon, le vieux avait finalement perdu la raison. Restait à le retrouver, idéalement encore vivant, quoique avec la maladie mentale, on ne sait jamais ce qui est préférable.

Mais, hélas ! Ils eurent beau fouiller l'appartement de fond en comble, il n'y avait aucune trace du pauvre Eugène. Plus ils cherchaient, plus ils trouvaient de preuves de sa folie. Imaginez, de minces planches de bois étaient accotées partout, contre la table, contre la table de chevet, et même contre la toilette, comme s'il avait repensé l'appartement au grand complet pour accommoder des souris handicapées.

Mais d'Eugène, point.

Juliette et François allèrent consulter les voisins pendant qu'Édouard resta derrière au cas où le pauvre reviendrait. C'est alors qu'il repéra, dans le coin de la cuisine entre le réfrigérateur et le mur, posée directement sur un carreau, un petit plant de tomates. Il n'en restait qu'une seule. Édouard s'agenouilla par terre et étendit laborieusement le bras le long de l'interstice. Finalement il parvint à détacher la dernière petite tomate, qu'il amena à lui. Elle était violette.

Il la fit tourner un moment entre ses doigts, puis il croqua dedans.


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