L‘usurpateur est mort ! Vive le roi ! » crièrent les chevaliers qui accompagnaient le roi Dingobert alors que celui-ci plongeait son épée à travers le cœur du Sorcier Suprême Nefarion qui dix ans auparavant avait tué son père et usurpé la couronne sacrée de sa famille.
À force de combats contre l'armée de squelettes et de morts-vivants de Nefarion, les soldats étaient maigres et souffrants, mais la victoire les avait soulagés. Sans la sombre présence du Sorcier Suprême, des jours meilleurs s'annonçaient. Les quelques squelettes qui restaient sur le champ de bataille à combattre infatigablement se désarticulèrent à la mort de leur marionnettiste et le bon roi Dingobert, troisième de ce nom, s'assit sur le trône qui lui revenait de droit.
L'armée du comte Jouvenet assiégeait le château de Dingobert depuis près d'un an lorsque le roi malheureux décida finalement de rendre les armes. Il était temps ! Les mines de fer et de charbon ne s'étaient jamais mieux portées que du temps du Sorcier Suprême, qui fournissait à ses vassaux nombre d'esclaves squelettiques. Cet imbécile de Dingobert avait tout gâché, et pour ajouter l'insulte à l'injure, il avait ordonné que tous les sorciers et sorcières du pays soient brûlés ! Il n'y avait plus assez de main d'œuvre pour les grands projets de Jouvenet et ses associés – qu'étaient-ils supposés faire ?
C'est ainsi qu'ils entrèrent en grande pompe dans le château de l'ennemi du progrès et l'enfermèrent à double tour dans un cachot confortable (il s'était tout de même rendu, Jouvenet n'était pas un sauvage). Une nouvelle dynastie commençait, amie de la sorcellerie et de la modernité.
« Je ne me rendrai pas à des sauvages ! » hurla Jouvenet 1er. « Ces "sauvages", comme vous dites, vous encerclent », répliqua Al-Zouari avec une moue satisfaite.
Le royaume d'Al-Zouari avait toujours eu de cordiales relations avec le pays de Jouvenet, et cela était aussi vrai du temps du Sorcier Suprême que de celui du roi Dingobert. Ces gens-là savaient bien se mêler de leurs affaires, alors que Jouvenet avait mené d'horribles attaques à la frontière de son pays. Les compatriotes d'Al-Zouari étaient enlevés et forcés à travailler dans les mines de charbon dans d'horribles conditions.
Cette situation était intolérable. Al-Zouari massa toute son armée et porta un coup fatal à la capitale. La tête de Jouvenet fut tranchée comme il se doit. Mais le roi avait encore beaucoup d'alliés et il fallait s'assurer que la paix demeure. Al-Zouari s'installa sur le trône avec un soupir de lassitude.
Les Chevaliers du Carré débordaient de joie en voyant le dernier des envahisseurs rebrousser chemin, la queue entre les jambes. L'humiliation de leur glorieux peuple était finalement terminée – ils n'avaient plus à endurer leur servitude aux nobles du pays voisin qui exploitaient leurs richesses sans rien donner en retour.
« Nous sommes finalement maître chez nous ! » déclara le Cardinal-Général Richeplace sous les hourras après avoir mené l'armée sainte à une victoire écrasante. Sa popularité fut telle que personne ne protesta lorsqu'il s'installa lui-même sur le trône. Après tout, il était temps qu'un homme de foi véritable mette de l'ordre dans les affaires du pays.
Le baron Bernardin avait un peu honte d'avoir dû demander assistance à l'honni royaume du Nord et à son roi Willikers IV, mais la situation était intolérable. Le saint empereur Richeplace était d'un fondamentalisme navrant : sous son règne, les femmes devaient s'habiller comme des momies, des crimes mineurs valaient à leurs auteurs de se faire couper la main, et puis deux jours du Sabbat devaient être respectés, ce qui foutait le bordel dans l'industrie et faisait de son beau pays la risée du continent. Sans parler de tous les croyants en la religion du Triangle qui se faisaient fouetter et dont Bernardin faisait secrètement partie.
Le baron se débarrassa de l'émissaire de la sainte religion du Carré et le trône dut s'adapter à une nouvelle paire de fesses.
« Quelle est la valeur d'être la première puissance économique du continent si notre air est aussi opaque que le charbon ? » demanda le Grand Manitou à une foule captivée. Sous la direction de Bernardin, les mines de charbon n'avaient jamais eu aussi bonne mine, mais le ciel s'embrumait de suie, et lorsque le smog tombait sur la capitale les gens toussaient le sang.
« Vive le Grand Manitou ! » acclamèrent le peuple qui rêvait de nature et de verdure.
Lorsque le Sorcier Suprême Nefarion fut ressuscité par les prêtres de la noirceur infinie, il demanda ce qu'il était advenu de son ennemi Dingobert. On lui répondit qu'il était enfermé dans un cachot depuis près de cinquante ans, ou bien il était mort (avec toutes les successions qu'il y avait eues, on peut comprendre qu'on ait fini par l'oublier.)
Lorsqu'il sortit à l'extérieur, le Sorcier Suprême se trouva déprimé et navré de la dérive de son beau pays. Dingobert avait débalancé l'économie, Jouvenet s'était étendu au-delà de ses capacités, Al-Zouari les avait ruinés, Richeplace avait exacerbé les tensions religieuses, Bernardin avait empoisonné leur air et leurs lacs, le Grand Manitou les avait réduits à l'état de chasseurs-cueilleurs, et puis comme tout manitou il avait fini par s'évanouir dans la nature. À présent on ne savait plus trop qui était le roi.
« J'en ai vraiment ras le cul de remettre de l'ordre dans ce royaume, » dit le Sorcier Suprême. Il soupira de découragement, puis se résigna à son sort et commença à tracer les runes horribles de l'Enfer retourné, qui de par leur action infernale allaient faire sortir de la terre tous les morts de ce monde. Les gens n'aimeraient pas trop se faire diriger par une armée d'affreux squelettes et de corps décomposés, mais bof, ils avaient déjà vu pire.