L'heure de la visite

Sophie Breuleux
le 7 août 2016

L’heure de la visite sonne toujours au mauvais moment, en enfer. Entre deux tortures, entre deux supplices bien rouillés, pouf le diable vous fait faux bond. Puis on se retrouve dans le salon de sa jeunesse, à jouer aux dames avec une cousine maligne, ou dans une vieille Buick avec une ex vengeresse au volant, sur une Transcanadienne dépourvue de sorties.

— Hey, quessé ça ? demande une voix familière.

Lucas dévisage sa mère, face à lui, et il réalise qu’il n’est plus dans une salle de torture, mais dans son ancienne cuisine. Il baisse les yeux. Il a cinq ans, et il est taché de ketchup.

— C’est quand qu’tu vas apprendre à manger, ciboire ?

Sa joue brûle, il doit l’avoir mérité.

— J-j’suis d-déso…
— Toujours à bégayer, pense donc avant de parler. Pis enlève tes coudes de sur la table, là, s’pas poli.

George enlève ses coudes de sur la table, et sa mère tend la main pour tapoter sa joue. Elle se transforme sous ses yeux. Elle se ratatine, ridée, et une tache de sang se forme sur son abdomen. Elle ricane sous ses yeux ébahis.

— T’étais un malpropre, ça c’est sûr, mais au moins t’étais obéissant. Je sais pas c’est quand que ça aussi s’parti.

George voudrait lui répondre, mais elle a disparu, et l’air frais de la campagne caresse maintenant son visage. Il se voit, un peu plus loin, enfant, cueillir des fleurs sauvages avec sa mère. Il était à la recherche d’anémones, pour agrémenter le jaune des marguerites.

— Tu me peins toujours en démone, regarde moi ça, la démone.

George se retourne et derrière lui, sa mère regarde elle aussi la scène, le visage déformé en un rictus et le ventre toujours ruisselant de sang chaud.

— Si j’aurais su, je t’aurais abandonné drette là.

George voudrait partir, mais il est incapable de s’éloigner de la scène.

— Reste pas là planté comme un idiot, t’as tu perdu ta langue ?
— J’en pouvais plus, finit par répondre George d’une voix rauque.
— Enlève toi ça d’ta p’tite tête. Essaye donc pas de te justifier.
— Tu étais cruelle au moins admet ça, réplique George, en colère. Il crie, il s’époumone, mais aucun son ne réverbère et il peut entendre les flammes de l’enfer au loin, proches et affamées.
— J’étais ta mère, j’t’aimais moé, j’voulais juste faire un bon garçon, un homme fort.
— T’agissais comme si j’méritais pas ton attention, comme si j’étais rien.
— Je méritais pas c’genre d’attention, ça c’est sûr. Regarde moi ça c’gâchis là.

Elle essaie d’éponger le sang, toujours visqueux sur ses vêtements.

— Arrête de jouer la comédie. Pourquoi tu fais ça ? Pour me faire souffrir ?

La scène change devant ses yeux, et maintenant il fait face à la mer, de laquelle sa mère l’avait sauvé à l’âge de dix ans.

— Je t’ai donné la vie, je t’ai tout donné.
— Je paie pour mes crimes, maman, c’est ça que tu veux savoir ? Si je souffre assez ?
— C’est pas pour ça que j’suis venue te voir.

La scène change encore pour montrer George, enfant, le corps meurtri, qui pleure dans le placard.

— Tu regrettes-tu ?
— Je sais pas.
— Est-ce que tu m’aimais ?
— Plus que je croyais.
— Moi auss-

Les cloisons tombent, car en enfer, l’heure de la visite ne se clôt qu’au mauvais moment.


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