Le trésor du peintre

Olivier Breuleux
le 28 août 2016

Omar était assis sur une petite chaise noire inconfortable qui menaçait à tout instant de craquer sous son poids. Autour de lui étaient accrochés les portraits de douze rois, provenant des quatre coins de la Terre et de diverses époques. Ceci est mon royaume, pensa Omar avec un certain amusement.

Sa rêverie fut interrompue par l'arrivée d'un groupe d'adolescents dans la pièce, les yeux pleins d'ennui. Ils s'assemblèrent devant le portrait du roi Ludvig Ier et Omar réprima un sourire : cette peinture était tout sauf ennuyeuse.

La guide commença son discours avec un entrain qui ne laissait rien paraître du fait que c'était la cinquante-septième fois qu'elle le répétait. Omar attendit patiemment qu'elle en vienne à la partie intéressante, celle qui l'avait captivé vingt ans auparavant, dans un petit musée à Barcelone.

— … maintenant parlons du peintre. Il s'agit d'un certain Willem van Houten, très populaire dans l'aristocratie dans le temps. Mais malgré cela, Van Houten détestait la noblesse. Dans les maigres correspondances qu'il entretenait avec ses contemporains, il ne manquait jamais une occasion de se moquer du dernier aristocrate dont il avait fait le portrait, ce qui lui causait quelquefois des ennuis, vous pouvez vous en douter. En fait, son mépris était tel que dans chaque portrait qu'il peignait… il cachait un petit défaut. Est-ce que vous pouvez trouver le défaut dans ce tableau-ci ?

Ludvig n'a pas d'oreille droite, murmura Omar pour lui-même, trop bas pour être entendu. Étant donné la perspective, la partie supérieure de l'oreille aurait dû être visible, mais il n'en était rien, comme si elle avait été coupée. Ce n'était pas qu'Omar était particulièrement observateur : le détail était subtil et il avait passé sept heures à le chercher la première fois.

Les ados ne firent pas mieux, mais de toutes façons, on n'en était pas encore à la partie intéressante.

— Il y a une légende encore plus extraordinaire à propos de Van Houten. Est-ce que quelqu'un la connaît ?

Ah, voilà, on y arrivait. Le regard d'Omar se porta immédiatement vers le gringalet aux lunettes épaisses et aux vêtements mal ajustés. Si quelqu'un devait le savoir, ce serait lui… et comme pour confirmer son impression, l'adolescent leva une main timide.

— Son trésor ?
— Oui ! dit la guide avec un grand sourire. Lorsqu'il est décédé, Van Houten laissa derrière lui un étrange testament : il révéla que quelque part dans son pays il avait caché de grandes richesses, et que celles-ci appartiendraient à la première personne capable de lire les indices qu'il avait laissé dans son art.
— Est-ce que quelqu'un l'a trouvé ? demanda une jeune fille.

La guide hocha la tête avec un sourire contrit.

— Non. La plupart des experts s'entendent à dire que les défauts cachés dans ses peintures sont les indices, et qu'en les mettant ensemble, l'on obtiendrait un message. Mais les défauts n'ont pas tous été trouvés. Vous pouvez aller voir les peintures sur Internet si jamais vous voulez essayer !

Sur ce le groupe s'éloigna, un peu à contre-cœur. Omar s'imagina que quelques-uns passeraient la soirée à scruter des dizaines de portraits d'hommes et de femmes de la haute société (sans se préoccuper le moins du monde de qui il s'agissait), le cerveau enivré par le naïf espoir de percevoir en un instant ce que tous les autres avaient manqué.

La plupart abandonneraient, mais l'un d'entre eux rejoindrait peut-être le contingent d'éternels rêveurs dont Omar faisait partie. Il n'y comptait pas trop, cependant, car il avait déjà sa petite idée sur comment trouver le trésor. Et ce soir, il en aurait le cœur net.

Vingt ans auparavant, Omar n'avait pas Internet – il avait plutôt déniché à la bibliothèque un grand livre d'images qui répertoriait une cinquantaine portraits peints par le maître. Il les avait étudiés à la loupe, les scrutant comme on aurait lu un livre, de gauche à droite et de haut en bas. Il en apprit presque tous les détails par cœur, mais il se rendit rapidement compte que l'effort était futile. Plusieurs des « défauts » n'étaient qu'un subtil grossissement de nez ou des lèvres de quelqu'un pour l'enlaidir, par exemple, mais il était impossible de trouver ces défauts sans points de comparaison. Omar se convainquit qu'il s'agissait d'une piste stérile (et la plupart des experts étaient d'accord, quoique cela faisait l'affaire des guides de l'ignorer).

Omar perdit intérêt pendant plusieurs années, pendant lesquelles il consacra ses temps libres à la recherche d'autres trésors – par exemple, ceux du livre de Byron Preiss, qui parut en 1982 et contenait douze énigmes menant à douze trésors que l'auteur avait cachés – mais nul de ces trésors n'avaient le même attrait pour lui.

Les spéculations sur le contenu du trésor de Van Houten – en autant qu'il existât – allaient bon train depuis des siècles, mais étant donné que tout indiquait que la maigre fortune qu'il avait accumulée par l'usage de son pinceau avait été accaparée par ses excès de boisson, l'hypothèse était que le trésor ne contenait rien de moins qu'une collection d'objets volés. S'y trouvaient peut-être la rivière de diamants de la comtesse Sienna, le diadème de la princesse Eliene d'Orange, une gravure inestimable de Van Iemelen, la canne du Tsar de Russie perdue lors d'une visite, et autres objets perdus à cette époque sans jamais ressurgir. Et ce n'était pas vraiment tiré par les cheveux, considérant que Van Houten avait été de son vivant soupçonné de plusieurs de ces larcins – sans preuves, cela dit.

Omar comprenait. Il ne venait pas d'une famille aisée, mais il avait eu un ami riche, chez qui il allait jouer des fois. Un jour celui-ci lui avait montré sa collection de cartes de baseball – des pages et des pages et des pages… vraisemblablement, tous les joueurs de la ligue y étaient. Et depuis ce jour, à chaque fois qu'il visitait cet ami il trouvait une occasion d'ouvrir l'album et d'y piger une carte. Il y en avait tellement que ça se remarquait à peine.

Il ne s'était jamais senti coupable. C'était bizarre, parce qu'au fond de lui, il aurait voulu avoir des remords. Mais c'est comme essayer de pleurer par exprès, il ne le pouvait pas. Personne ne mérite d'être plus riche qu'un autre, se disait-il, et donc personne ne mérite d'avoir plus de cartes de baseball qu'un autre. Il n'avait même pas besoin de vouloir les collectionner, il volait simplement par principe.

Il se sentait donc lié, en un sens, à Van Houten. Davantage qu'un trésor, il cherchait une connection. Il voulait croire en Van Houten, non, il croyait en lui, et s'il trouvait le trésor, dans une certaine mesure, Van Houten croirait en lui.

Ce ne fut qu'une dizaine d'années plus tard que Omar eut une illumination. Lisant une biographie de Van Houten à tête reposée, un passage le marqua particulièrement. Il s'agissait de la description de la première rencontre du poète Frans van Tieleman avec le peintre :

… Je portai son talent aux nues … mais il ne s'estima pas digne du compliment : au contraire ! Il se mit à dénigrer son œuvre au complet, car les sujets de ses tableaux n'étaient selon lui que des dégénérés, paresseux et indignes de leur richesse. Je lui ai demandé pourquoi il les peignait quand même, ce à quoi il répondit : « Une pute se doit-elle d'aimer son travail ? »

Je lui ai demandé s'il pensait que notre roi bien-aimé est lui aussi un dégénéré, mais cela ne le rendit que plus colérique (il faut dire qu'il avait bu suffisamment pour tuer un cheval). Il me cria que notre estimé monarque était le pire de tous. En fait, ce cher Van Houten n'avait autre rêve que de voler le joyau de la couronne et – suis-je vraiment en train d'écrire cela ? – de le cacher bien profond dans le postérieur de ce pauvre Ludvig.

Par « joyau de la couronne » il voulait probablement dire la Pierre de Feu, un gros diamant orange d'une valeur inestimable, emblématique de la famille royale jusqu'à ce jour – et non, il n'avait jamais été volé, ni récupéré dans le cul de Ludvig. C'était bien dommage, cela aurait été un bien beau trésor.

Mais ce qui frappa Omar était le dédain que Van Houten avait non seulement pour l'aristocratie, mais aussi pour sa propre œuvre. Une idée germa alors dans son esprit, et c'est cette idée qu'il allait tenter de vérifier, descendant les escaliers avec le portrait de Ludvig Ier sous le bras.

Omar déposa délicatement le portrait sur une table dans la cave du musée, froide et silencieuse. Quelques œuvres étaient rangées le long d'une étagère, attendant la fin de l'exposition sur les rois d'Europe pour avoir la chance d'être contemplées. Il avait… neuf heures avant l'ouverture.

Il y avait sur le visage de Ludwig une couche de peinture très épaisse. Omar avait passé des années à aller d'un musée à l'autre pour observer les œuvres directement avant de trouver ce qu'il cherchait, et encore plus de temps à attendre que le portrait aboutisse dans une exposition où il pouvait facilement se faire engager comme garde.

Il imbiba un morceau de gaze de solvent et frotta un endroit sur le front de Ludwig, grattant la peinture ramollie avec un couteau à beurre. Après quelques minutes il révéla de la peinture noire, et son cœur se mit à battre la chamade. J'avais raison ! se dit-il.

Les heures de la nuit s'écoulèrent et Omar finit par dévoiler une série de lettres noires. Van Houten avait caché son indice dans le portrait du roi qu'il haïssait tant, de sorte que pour trouver le trésor il eût été nécessaire de le défigurer. C'est ingénieux, ricana Omar, et tellement mesquin !

Mais à présent, Omar devait faire face à deux problèmes :

Problème numéro un : il était capable de lire le mot « Watdanook » et la partie supérieure du mot « brug », qui étaient écrits sous le front de Ludvig 1er. Malheureusement, le reste des instructions étaient écrites sous le reste de son visage. Omar entendait réparer les dégâts lui-même, mais il ne se sentait capable que de repeindre la surface lisse du front, pas les détails des yeux ou du nez. Il ne voulait pas faire comme cette bonne femme qui avait défiguré un portrait de Jésus en essayant de le restaurer.

Problème numéro deux : il n'avait maintenant que deux heures pour réparer les dégâts. Ce n'était pas beaucoup. C'était moins de temps qu'il avait planifié.

Il décida de résoudre le problème numéro un en l'ignorant. Il avait sa petite idée sur comment retrouver le trésor quand même avec seulement une partie de l'indice. Quant au deuxième problème, il fallait se mettre au travail immédiatement.

Omar remonta les escaliers à toute vitesse, tenant le Van Houten sous son bras. Il avait quinze minutes pour le raccrocher à sa place, et prier que personne ne remarque que la peinture n'était pas encore sèche.

Aussitôt arrivé au rez de chaussée, cependant, il tomba nez à nez avec monsieur Luton, le conservateur du musée. Il n'était pourtant pas du genre matinal.

— Omar ? dit-il en fronçant les sourcils. Qu'est-ce que tu tiens là ?
— Euh… bredouilla-t-il. L-le portrait de Ludwig 1er ?

Évidemment, il ne pouvait pas répondre « rien ». La panique le serrait déjà à la gorge, mais il attrapa une sorte d'inspiration au passage et se força à parler posément.

— Le cadre était taché, alors je me suis dit que j'allais le nettoyer.
— Nett… nettoyer le cadre ? Bon sang, ce n'est pas ton travail.
— Je sais, mais c'est tranquille la nuit, je me suis dit que ça éviterait du travail à quelqu'un.
— Putain de merde, Omar.
— Je suis désolé… je n'aurais pas dû?
— Non.
— Zut alors. Je ne le referai plus.

Monsieur Luton hocha la tête, excédé, et reprit le tableau sans même le regarder. Il avait gobé.

— Va te coucher, Omar. Deux rondes de suite… c'est pas une bonne idée.
— Est-ce… est-ce que je suis renvoyé ?
— Ça va… mais seulement pour cette fois-ci, hein ! avertit le conservateur en s'éloignant.

Omar aurait préféré être renvoyé : cela lui aurait donné une excuse de ne plus jamais remettre les pieds dans cet endroit.

Le Watdanookbrug était un pont sur le Het Scheur, il y avait un certain temps. Il avait été démoli en 1912, mais heureusement deux poteaux marquaient l'endroit où il se trouvait, un sur chaque rive. Omar zigzagua pendant des heures sur la rive nord avec un détecteur de métal, allant d'un vieil arbre à un autre, pariant que le trésor se trouvait à côté d'un marqueur naturel. Il amassa un véritable butin de cannettes, de pièces de monnaie et de capsules de bouteille, et lorsque l'appareil retentit pour la trentième fois, il se prépara à être déçu.

Que ne fut pas sa surprise alors lorsqu'il déterra un grand coffre de bois. Il l'extirpa tant bien que mal de son tombeau alors que le soleil commençait à friser l'horizon et le traîna à l'ombre d'un grand chêne. À l'intérieur se trouvaient tous les rêves de son enfance. La rivière de diamants de la comtesse Sienna, le diadème de la princesse Eliene d'Orange, une gravure inestimable de Van Iemelen, la canne du Tsar de Russie… et dans le fond du coffre, enveloppée d'un linge de soie, se trouvait la Pierre de Feu.

La Pierre de Feu ? Ne se trouvait-elle pas présentement dans une salle bien gardée du palais royal ?

Omar s'imagina Van Houten l'échangeant contre un bout de quartz expertement découpé alors que personne ne prêtait attention… et puis personne n'aurait remarqué pendant quelques années, après tout les gemmes se ressemblent toutes un peu. Et quand ils ont inévitablement remarqué la supercherie… hé bien ils ont dû faire semblant de rien. Après tout, il n'y avait rien à gagner à admettre l'humiliation d'un vol d'une telle ampleur.

Omar se mit à rigoler. Il mit la pierre dans sa poche et traîna le coffre jusqu'à un point où il pouvait facilement l'embarquer dans sa camionnette. Il trouverait bien quoi faire avec. Le trésor de Willem van Houten, après toutes ses années, était finalement entre de bonnes mains.


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