La serviette germophobe

Sophie Breuleux
le 10 juillet 2016

La serviette germophobe était née dans une contrée lointaine où la pulpe de bois côtoyait les agents blanchissants puissants. Après être passée à travers plusieurs instruments métalliques, elle avait fini avec ses comparses dans une enveloppe de plastique aseptisée. Elle s’y trouvait confortable, et en sécurité, car la pellicule était plus solide que même une centaine d’entre elles : rien ne percerait leur confort, pas même les redoutés microbes, ces êtres insidieux n’attendant qu’à se reproduire en son sein.

Elle commençait à se faire à cette vie, dans ce cocon, entre la serviette légèrement pliée au coin gauche et celle une teinte trop brune. Elle s’entendait bien avec les autres serviettes, et écoutait patiemment la serviette à l’avant. Celle-ci avait l’avantage de pouvoir voir à l’extérieur, et en profitait pour inventer la présence de toutes sortes de monstres qui allaient et venaient en transportant des boîtes. Elle aimait bien écouter ces histoires, mais elle les trouvait trop loufoques à son goût.

Les autres serviettes avaient toutes hâte d’être plongées dans le monde réel. Accomplir ma destinée. Transcender ma forme. Renaître plus grande encore. La serviette germophobe, elle, souhaitait ne jamais les quitter. Mais en quelques mois seulement, son monde s’écroula à une vitesse inconcevable pour une serviette.

L’air était humide, puant, les bruits assourdissants, et ses compagnes disparaissaient à un rythme alarmant. La serviette germophobe tremblait de terreur. Elle craignait tout ce qui s’éloignait des standards auxquels elle avait été habituée. Elle craignait le jour où elle aussi disparaîtrait. Que se passerait-il alors ? Où disparaissent les serviettes ?

Le moment tant redouté arriva finalement, et elle fut déposée sans cérémonie sur une table. C’était pire que tout ce qu’elle s’était imaginé. Oh sainte bonté du Seigneur, protégez moi de ces taches. Tous ces microorganismes qui n’attendaient qu’à lui sauter dessus. Qu’à la souiller et se reproduire à l’infini sur son pauvre corps innocent.

— Ça a changé, j’aimais mieux leurs pizzas avant.

De la pizza ? se demande la serviette germophobe. Elle regarde avec effroi le monstre face à elle se servir d'une autre pauvre serviette pour éponger la dite pizza, la réduisant à une loque huileuse, dégoûtante et inutilisable. Je suis la prochaine. C’est ce qu’ils font avec les serviettes. Ils les trempent dans cette chose appelée pizza.

— S’parcqu’ils ont enlevé l’four à bois.
— Hm…
— Ah shit !!!

Un danger plus urgent se manifeste soudainement : une traînée bourgogne serpente jusqu’à elle, prête à l’engloutir. La serviette fait ses prières, puis soudainement un ange aux cheveux blonds se matérialise devant elle et nettoie la table d’un coup de chiffon. Elle peut respirer, mais réalise rapidement qu’elle n’est pas sortie indemne de l’attaque. Une partie de son côté droit est taché, et commence déjà à gondoler.

— Je vais recommander un verre.
— Pas la peine…
— Non, j’insiste, c’est de ma faute.

Une main sort des ténèbres pour la soulever, et la déposer sous le contenant maudit qui avait déversé son poison vers elle. Elle étouffe sous son poids, et un rond écarlate se forme sur son ventre. Que se passera-t-il lorsque le monstre en aura fini avec elle ? Renaîtra-t-il de sa pulpe une nouvelle serviette, aussi blanche qu’à sa conception ? Ou sera-t-elle laissée pour morte, à se décomposer avec les détritus de ce monde ?

— Désolée, je dois être nerveuse.
— C’correct, ça m’distrait du goût de la pizza !
— Elle est pas si pire. Tu as goûté celle de la pizzeria de l’autre bord de la rue ? C’est dégueulasse. Sérieusement. J’ai l’impression qu’ils la font avec des restants.

Sous des douleurs atroces, la serviette se dit qu’elle aurait pu tomber plus mal. Elle voit plus loin d’autres serviettes être ramassées par son ange. Elle les mène sans doute au paradis, où elle retrouvera ses consœurs. Elle attend patiemment qu’elle vienne la chercher, elle aussi, et le verre est finalement soulevé.

Sauf que le verre n’est enlevé que pour un court instant, et il revient encore plus lourd. Elle sent la partie autour du rond humide se détacher peu à peu d’elle, incapable de faire quoi que ce soit.

Je peux m’habituer. Je vais me faire à l’idée d’avoir un trou au milieu de mon ventre. La serviette de devant nous prédisait des fois des fins encore bien plus atroces.

On lève à nouveau le verre, et elle a l’espoir de voir son supplice tirer à sa fin. Elle attend la main de l’ange des serviettes. Il passe enfin, et elle peut respirer en paix, car elle ira retrouver ses comparses.

Son espoir est de courte durée, car si elle retrouve ses consœurs, ce n’est qu’au creux de la fosse aux bactéries.


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