Le sens de la vie

Olivier Breuleux
le 17 avril 2017

Lorsque l'âme d'Harold s'éleva, la vue de son corps déchiré se déforma comme un poste de télévision qui aurait perdu le signal – comme s'il se mouvait à travers une quatrième dimension. Il fut accueilli par une lumière aveuglante et un visage qu'il n'avait jamais vu avant, mais qui lui parut tout à fait familier. Le Père de l'Univers avait une longue barbe blanche et des yeux bleus pétillants. L'air était frais et transportait des parfums de rose et de myrrhe. Toutes les souffrances et les soucis d'Harold s'envolèrent de sur ses épaules et il se sentit léger comme un ange.

— Bonjour, mon enfant.
— Bonjour, mon Père. Suis-je au paradis ?
— Oui, tu l'es.

Sur le visage d'Harold se dessina un sourire béat. Il était au paradis.

— Puis-je te poser une question, Harold ? demanda le Créateur.
— Oui, mon Père. Tout ce que vous désirez.
— Quel est le sens de la vie ?

Lorsqu'il entendit ces paroles, Harold crut immédiatement qu'il s'agissait d'un test – qu'est-ce que cela pouvait être d'autre ? – et il se réjouit d'avance de la réponse qu'il allait donner, celle qui illuminait son esprit depuis toujours, flamboyante de vérité.

Mais avant de connaître sa réponse, portons notre attention sur le Créateur, qui à ce moment était pendu à ses lèvres. Certes, on pouvait bien dire que c'était un test pour Harold, mais ce n'en était pas un dont la réponse était connue d'avance. Cela le rendait d'autant plus important aux yeux du Créateur, qui espérait entendre une réponse nouvelle, quelque chose qu'il n'avait jamais considéré auparavant, une inspiration transcendante.

Depuis des temps éternels, une seule question avait jamais échappé à Dieu : il ne savait pas pourquoi il existait. Peu importe le temps qu'il passait à réfléchir, à ressasser toutes sortes d'hypothèses quant au sens de sa propre vie, il n'arrivait jamais à trouver une réponse qui le satisfasse. L'infini de ce mystère dépassait celui de son entendement.

Mais un jour il eut une idée, une vision fantastique : des milliards de milliards d'êtres vivants dans des milliards de milliards de mondes, réfléchissant tous au sens de leur vie, émettant de leur propre gré un flot infatigable de réponses à sa question. Certes, la plupart d'entre elles seraient mauvaises, mais dans toute cette ivraie, Dieu en était sûr, se cachait le bon grain.

Le Créateur se mit alors au travail. Il créa un grand univers peuplé de gens, un univers aussi froid et indifférent que possible, car pour que ses créations puissent trouver le sens de la vie de Dieu, elles devaient être à son image, et pour être à son image, elles devaient ressentir la même solitude, la même misère que lui-même endurait face à l'absurdité de son existence.

Il était d'ailleurs particulièrement important que ses créations ne se doutent pas que lui – Dieu – existe, car ils pourraient penser que…

— Le sens de ma vie, mon Père, est de vous servir, répondit Harold avec passion.

Le Créateur se renfrogna, encore déçu. Ses grands efforts pour être un Père absent ne se concrétisaient pas. Il n'était nulle part, mais sa création le voyait partout. Ils l'avaient inventé de toutes pièces, et alors même qu'ils se disaient dévoués serviteurs, leur foi n'était rien de plus que l'espoir égoïste et insensé que Dieu les aimait plus que tout. Il arriva à Dieu de penser que le sens de sa vie était peut-être de créer ces gens et de les servir, mais il ne fut pas capable de le croire, car il n'aimait pas sa création.

En fait, il la haïssait, peut-être parce qu'elle lui ressemblait trop.

Le Saint Père regarda alors le visage d'Harold, si rayonnant de confiance. Il ne doutait pas de son coup. Peut-être y avait-il une profonde sagesse derrière sa réponse superficielle. Avec un peu de patience et de bonne volonté, peut-être arriverait-il à l'extraire. Il décida de donner à Harold une autre chance.

— D'accord, mais pourquoi désires-tu me servir ? Quelle est la motivation, l'étincelle, le sens supérieur de ta dévotion ?

Harold hésita un instant, car il ne comprenait pas la teneur de la question, il ne s'attendait pas à ce deuxième test. La voix du Père lui sembla hésitante et floue comme un mirage. Puis il se rappela des mots de son mentor : « le doute est l'ennemi de la foi ». Cela l'emplit de courage renouvelé. Il lava son esprit de cette traître hésitation et les bons mots lui vinrent, sortant de lui comme l'eau de la fontaine.

— Je ne puis prétendre à savoir quel est ce sens supérieur, dit-il à Dieu, mais je vous fais confiance. Je fais confiance à votre plan divin, je sais que toutes les souffrances du monde, toutes les injustices du monde s'imbriquent parfaitement dans ce plan, et qu'elles forment un tout nécessaire.

Le Père soupira de dépit et s'enfouit la tête dans ses mains, comme pour retenir son impatience.

— Si je te comprends bien, dit-il alors, le sens de ta vie était de suivre mon plan…
— Oui, Père.
— …et mon plan divin, selon toi, impliquait de te faire exploser dans une mosquée ?
— Euh… bien sûr… enfin, je crois… ils-ils sont en train d'envahir notre pays, et de convertir tout le monde à leur f-fausse religion. Il fallait agir !

Le doute se réinstalla dans la tête de Harold, cette fois-ci pour de bon, car toute la planification de son attentat s'était passée dans l'expectative du sourire approbateur du Créateur, et celui-ci ne venant point, il n'était plus certain d'avoir bien fait. Dieu savait cela, et il trouvait cela bizarre. Dans le fond, il s'en fichait pas mal que les mosquées explosent ou pas, ou que les gens meurent de vieillesse ou de maladie ou décapités par leurs voisins. Tout ce qu'il voulait, c'était trouver un sens à sa vie.

— E-est-ce que je les ai tous t-tués ? demanda Harold.
— Oui, répondit Dieu en souriant.

Harold rendit le sourire timidement, puis Dieu claqua des doigts et Harold disparut sans laisser de trace, perdu dans le néant. Lui aussi commençait à douter. Et si les nihilistes avaient raison ? Et si sa vie n'avait pas de sens ? Cette idée lui sembla si vile qu'il s'en étrangla. Pis encore : et si les existentialistes avaient raison ? Et s'il était maître du sens de sa propre vie ? Sa quête en deviendrait triviale, circulaire, absurde : n'exister que pour chercher pourquoi on existe. Il aurait fallu en rire, mais c'était bien la dernière chose que le Créateur avait envie de faire.

Le Créateur inspira profondément et se calma. Non, rien n'était perdu. Il lui restait encore une infinité d'éternités. La réponse était sûrement là. Il avait tout le temps qu'il voulait.

— Bon, dit-il finalement à l'archange Gabriel en pointant un nom sur la longue liste qu'il venait de recevoir. Envoie-moi Mohamed.

Qui sait si cette fois-ci ne sera pas la bonne ?


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