Sainte Guerre Civile

Olivier Breuleux
le 11 octobre 2016

Au centre de la pièce centrale du bunker, sur une petite table entourée de deux chaises poussiéreuses, une partie de Scrabble est en suspens. J'ai joué le mot « CIMENT » sur un mot compte double (18 points). C'est à son tour de jouer, mais ça l'était aussi hier, et ça le sera probablement demain.

Chaque matin je me lève avec l'espoir bizarre de voir un nouveau mot apparaître sur la grille, comme un message de l'au-delà. J'ai regardé ses lettres – il pourrait jouer « VIENS » en haut à gauche sur le mot compte triple (21 points), et alors je saurais que les Chevaliers ont raison et qu'il ne sert à rien d'avoir peur.

Je me souviens à peine de cet homme. Je sais que cette forteresse souterraine lui appartenait, et qu'il en avait construit une bonne partie de ses propres mains. C'était un vieux gentleman… un peu fou, et un peu très riche, qui ne voulait pas être pris de court par l'Apocalypse. Il faut croire qu'il n'était pas si fou que cela.

Cette journée-là, alors que je jouais mon « CIMENT », des pluies diluviennes cognaient à la porte de notre refuge. J'avais alors remarqué que quelques minables gouttelettes suintaient du conduit d'aération. Le vieux gentleman avait pris cela au sérieux et malgré l'angoisse qui le tenaillait – qui nous tenaillait tous les deux – il avait insisté pour sortir vérifier ce qui se passait.

Il ne revint pas, et la journée suivante j'avais entrouvert la porte en tremblant et je l'avais vu étendu de tout son long sur le sol à quelques mètres plus loin, une balle dans la tête. Et maintenant, alors que je fouille avec frénésie les armoires et les tiroirs, alors que je me rends compte qu'il ne me reste plus de provisions, plus de conserves, plus de nourriture sèche, plus rien… je pense qu'il va me falloir sortir… et je pense à son corps qui se décompose à l'extérieur.

Je n'ai jamais eu le courage de sortir pour l'enterrer.

Le vieux gentleman m'avait dit qu'il s'était préparé à toutes les apocalypses possibles… sauf à celle qui s'était véritablement produite – mais que cela n'avait pas d'importance puisque la préparation était toujours la même : entasser des provisions, s'enfermer jusqu'à ce que l'orage passe.

On pense toujours que l'Apocalypse est une bataille contre un Autre : un virus ravageur, des extraterrestres mal intentionnés, la violente émancipation du robot contre son créateur, ou encore, la furie de Dieu. Bref, l'Apocalypse est le combat ultime contre l'annihilation et la Mort.

La Sainte Guerre Civile était le combat de l'humanité contre elle-même. Un virus mortel, mais qui n'existait que dans nos têtes. La foi en la vie après la mort, une fois qu'elle se trouva dépouillée de la foi en la vie, devint foi en la mort. Je ne me rappelle pas de ce qui a tout déclenché. Était-ce avant ou après la troisième guerre mondiale ? Avant ou après les inondations qui avaient englouti la moitié des villes du monde ? Était-ce aux États-Unis, en Europe, en Inde, ou ailleurs ?

— Laissez-nous vous tuer, dirent les premiers Chevaliers de la Mort. Laissez-nous vous tuer, et nous vous laverons de tous vos péchés. Par notre glaive vous accéderez au paradis.

Je suppose que cela devait être une proposition alléchante, alors que quatre vingt-dix pour cent des récoltes mondiales avaient été détruites, que l'eau était empoisonnée, et que nos proches tombaient comme des mouches de vieilles maladies que l'on croyait vaincues. Une mort rapide et clémente était le mieux que quiconque pouvait souhaiter.

— Mais qui tuera le dernier Chevalier ? demandèrent les sceptiques.
— Le fardeau des péchés de l'humanité pèsera sur ses épaules, répondirent les fidèles.

Et ainsi les fidèles s'offrirent au glaive des Chevaliers, ou devinrent des Chevaliers eux-mêmes, tuant sans discrimination toute vie qu'ils rencontraient dans le noble but d'envoyer le plus de gens possible là-haut.

La Sainte Guerre Civile dure depuis vingt ans.

J'entrouvre la porte de quelques centimètres, juste assez pour être ébloui par la lumière pesante du soleil. Je prends une roche et je la lance le plus loin possible, puis j'attends avec angoisse, trente secondes, une minute, cinq minutes… rien ne se passe. Tout semble calme. Je crois qu'il n'y a personne dans les parages… enfin, je l'espère.

L'air est différent à l'extérieur… j'avais oublié à quel point. Il est plus clair, plus frais, plus léger, plus aérien, si on peut dire ça. J'inspire profondément, jusqu'à ce que mes poumons me fassent mal.

Mon estomac gronde et je me sens un peu faible. Je m'en veux d'avoir attendu jusqu'au dernier moment. Mais avant de trouver de la nourriture, j'ai une dette à payer à un vieux gentleman. Avec grand peine je creuse un trou et j'enfouis ses vieux os du mieux que je peux malgré mes yeux qui s'embrouillent.

Je marche à travers les ruines neuves qui m'entourent. Le bunker est en périphérie d'un village qui abritait alors quelques centaines d'âmes. Je me dis qu'il y a probablement quelque chose à manger là-bas. Mon cœur bat si fort que j'entends le sang qui se presse sur mes tempes.

J'ai une carabine avec moi. Je ne sais pas trop quel modèle et je ne suis pas trop sûr comment l'utiliser : je n'ai jamais été particulièrement enthousiasmé par l'art du tir. Lorsqu'il y avait encore un gouvernement à proprement parler, j'étais pour le contrôle des armes.

Je le suis encore, dans le fond. Mon arme ne me rassure pas vraiment, car je ne veux pas l'utiliser. Je ne veux tuer personne : je ne veux pas être comme eux. Je me dis que c'est irrationnel, que je devrais leur faire la peau avant qu'ils ne fassent la mienne. Et ils ne m'en tiendraient pas rigueur : les derniers mots d'un Chevalier ne seraient que louanges et remerciements pour la délivrance que je lui aurais servie. Mais non, je ne le supporterais pas.

J'entends le froissement des feuilles derrière moi. Il y a quelqu'un.

La surprise me fait trébucher en me retournant, et je tombe lourdement sur les fesses dans la boue, ma carabine pointée vers les cieux. Je crois voir un Chevalier dans l'ombre et ma vie défile devant mes yeux, mon enfance insouciante passée à jouer au soccer dans notre grande cour arrière, le visage rempli de taches de rousseurs de Dave qui fait le gardien, ma mère qui crie à travers la fenêtre que le souper est prêt, des souvenirs d'école et de gribouillages sur des pupitres, une voiture flambant neuve et le sourire de mon père qui tient les clés, et puis un gros trou noir.

Je suppose que l'horreur, l'isolation, l'anticipation de la mort ont rendu mon âme sensible. Lorsque je rouvre les yeux je vois une jeune femme et une petite fille. Elles me fixent sans faire le moindre mouvement, comme deux daims paralysés par la lumière des phares d'une voiture. Quoique ce n'est pas vraiment ça. Je crois qu'elles s'attendent à quelque chose.

— Euh… salut ?

Ma voix sonne comme le crissement du gravier sous ma semelle. Je ne l'avais pas entendue depuis longtemps, j'ai l'impression qu'un étranger parle pour moi.

— Êtes-vous un Chevalier ?

C'est l'adolescente qui parle. Je ne sais pas si elles sont mère et fille, ou bien des sœurs, ou un autre lien de parenté. Les deux sont sales et leur maigreur fait saillir leurs os. Je ressens un élan de pitié, mais je n'ai sûrement pas meilleure mine…

— Non, réponds-je en riant nerveusement. Non, je suis pas un Chevalier.

La femme s'agenouille devant moi, et la petite fille suit sagement les mouvements de sa gardienne.

— S'il vous plaît, implore-t-elle. Je…

Elle commence à déboutonner sa blouse défraîchie et quelques secondes passent avant que je réalise ce qui est en train de se passer.

— Non ! dis-je en couvrant mes yeux, Vous faites quoi, là ?

La femme bégaie une réponse incohérente, ou peut-être que la nausée qui me secoue le corps m'empêche d'écouter. Le monde, ou ce qu'il en reste, en est-il vraiment rendu là ?

— Est-ce que vous allez nous tuer ?
— Jamais de la vie !
— S'il vous plaît…

De lourdes larmes embuent les yeux de la jeune femme alors qu'elle pousse la petite fille en face d'elle.

— Ayez pitié… envoyez m-mon p'tit ange là-haut.

J'ai presque envie de lui demander pourquoi elle ne le fait pas elle-même, mais à ce moment elle embrasse la nuque de la petite. Un sanglot la secoue comme un grand frisson, et je me mords la lèvre. Une partie de moi veut les aider… non… je veux les aider, mais pas comme ça. Je m'éclaircis la gorge.

— Y a rien là-haut. Y a pas de paradis. Y a pas d'enfer. Y a juste nous.

Ma voix casse sur le dernier mot. Je veux qu'elle comprenne. Je veux détruire sa foi en la mort et la remplacer par quelque chose de meilleur. Mais elle me regarde avec horreur – à ses yeux je suis pire qu'un lâche : je suis un hérétique. J'essaie de me faire rassurant, de lui montrer qu'il y a une autre voie :

— Pourquoi pas juste vivre ici ? Hein ? On pourrait se faire un jardin, faire pousser des légumes. Y a de l'espace, on manquerait de rien !

Je me sens horriblement seul. C'est drôle à quel point la solitude est facile quand il n'y a rien d'autre, mais devient insoutenable au moindre contact humain.

S'il vous plaît !

Elle avance vers moi, encore à genoux. Je ne réponds pas, et je peux voir les rouages tourner dans le cerveau de la jeune femme, son espoir à elle se muer aussi en désespoir. Je recule, je hoche la tête, non, je ne peux pas faire ça. Je ne peux tuer personne. Cette carabine n'est qu'illusion, un accessoire de théâtre, rien de plus.

— FUCK ! hurle-t-elle soudain. Pourquoi tu le fais pas ? Tu crois même pas en Dieu ! C'est quoi un meurtre pour toi ? QU'EST-CE QUE T'AS À PERDRE, CÂLISSE ?!

C'est à ce moment que je laisse tomber la carabine et que je pars à courir dans la direction opposée, aussi vite et aussi loin que mes jambes peuvent me porter. Elle lâchent plusieurs kilomètres plus loin, au milieu d'un boisé rempli d'arbres neufs qui reprennent lentement possession des ruines de la civilisation. Je tombe à plat ventre, vidé de toutes mes forces. Mon regard se fixe sur l'oscillation paisible d'une fougère, et je ferme les yeux.

Des formes surgissent du trou noir dans ma mémoire. Les traits émaciés de mon père, son regard erratique, la tache de sang qui coule sur sa joue comme une larme rouge. Les corps inertes de ma mère, de ma sœur, de mes deux frères cadets. Les lèvres de mon père sur lesquelles je peux lire, il le faut, il le faut. Mais alors même qu'il pointe le couteau sur ma gorge, son regard réflète une vérité différente.

Je suis parti à courir, et je ne me rappelle plus du reste.

Je ne sais pas combien de temps j'ai passé à délirer – peut-être quelques minutes, peut-être quelques heures, mais le silence me réveille.

J'ai laissé ma carabine derrière, mais je n'ai pas entendu tirer. Je suis sûr que je n'ai rien entendu. Je suis sûr qu'elles sont encore vivantes.

Je décolle mon visage de la boue dans laquelle il s'enlise et je me relève. Mon corps me fait mal. J'ai l'impression d'avoir cent ans. Autour de moi tous les arbres se ressemblent… je ne sais plus par où je suis venu, et alors que je me mets en marche, je ne sais pas où je vais, mais ce n'est pas trop grave, parce que je sens que tous les chemins mènent à autrui.


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