Lorsque Blong vit Grompf dévaler la colline d'un pas colérique, traînant une brouette derrière lui, il envoya sa femme et ses enfants se réfugier dans la grotte spacieuse qui leur servait de refuge. Ce fut judicieux, car Grompf fit tournoyer la brouette autour de lui et la lança de toutes ses forces, la faisant atterrir directement sur la paillasse où Blong et sa famille dégustaient le repas du midi. La brouette gisait éclatée autour du feu, désassemblée par le choc violent de sa chute. Blong eut un pincement de cœur en reconnaissant le fruit de son labeur : il avait fabriqué l'engin de ses mains propres et l'avait troqué contre trois poulets pas plus tard que la semaine dernière. À présent elle ne valait probablement pas davantage qu'une poignée de cailloux.
Il se demanda quand Grompf en avait pris possession et contre quoi, mais il n'eut pas le temps d'y réfléchir car Grompf, arrivant finalement en bas de la colline avec la vélocité d'un guépard chassant l'antilope, se saisit de la roue et l'agita devant Blong, ses yeux brûlant d'une lueur maniaque. Ils étaient si proches que leurs haleines fétides se mêlaient.
— Quoi ? demanda Blong.
Grompf, outré, bomba le torse et le frappa vigoureusement de sa main libre, agitant la roue possessivement.
— Roue ! Moi !
Grompf voulait probablement dire que la roue lui appartenait, ce qui certes était le cas. Mais cela n'expliquait pas sa colère, la magnitude de son indignation. Grompf dut s'apercevoir que son message ne passait pas, aussi ajouta-t-il tout en tripotant le disque de bois troué :
— Moi tailler roue !
C'était plus clair comme message, mais il se trompait. Certes, Grompf construisait aussi des brouettes — en fait il avait inventé la brouette, et jusqu'à tout récemment il était le seul homme à savoir en construire. Mais Blong, fasciné par la technologie, avait étudié l'engin et avait finalement réussi à en fabriquer de toutes aussi bonnes copies. Dont celle qui gisait en morceaux à leurs côtés.
— Non, moi tailler roue ! fit donc remarquer Blong.
Le visage de Grompf se tordit en un rictus grotesque. Il lança la roue de toutes ses forces vers Blong, qui n'eut pas le temps de s'écarter, mais heureusement Grompf ne visait pas très bien. L'objet frôla la joue de Blong et tomba lourdement derrière lui.
Ainsi débarrassé de sa seule arme, Grompf se dégonfla comme un ballon, quoique les ballons n'existaient pas encore. Il hocha la tête d'impuissance et s'éloigna, gravissant la colline avec bien plus de peine qu'il l'avait descendue.
Grompf était assis dans l'obscurité parfaite de son atelier, une grande chambre qui se trouvait au milieu d'un parcours labyrinthesque et bien ventilé à travers les entrailles de la terre. En autant qu'il y allumât une torche, il pouvait travailler à son art tranquille. Il s'était établi ici pour s'assurer que personne ne l'épie, mais de toute évidence il avait échoué. Ce salopard de Blong ! Il voulut frapper quelque chose, mais dans la noirceur il se serait probablement cassé les orteils.
Il avait inventé la roue une centaine de pleines lunes auparavant, ou du moins davantage qu'il ne savait compter. Il était si fier de cette invention. Grâce à la roue, une brouette pouvait transporter des objets lourds comme du bois, des pierres, des carcasses d'animaux, ou bien le vieux Brobof à qui il manquait une jambe mais qui s'accrochait tout de même à la vie. Qui sait, il est peut-être éternel.
Grompf sentait que du fait d'avoir créé la roue, elle lui appartenait. Oh, il ne voulait pas dire que toute roue, l'objet physique, lui appartenait, mais plutôt que le concept de roue était le sien, et donc que si autrui copiait son invention il était en somme coupable de vol. C'était ce qu'il voulait dire à Blong, et la raison de sa colère, mais hélas ! Cet idiot ne comprenait rien.
À ce moment-là une lumière chancelante, venant du tunnel principal, commença à faire danser des ombres menaçantes dans l'atelier. Grompf sursauta, et l'espace de quelques battements de cœur, échafauda nombre de scénarios paranoïaques, Blong avec un gourdin, Blong avec ses quatre frères, Blong avec une brouette de combat. Grompf empoigna une lance et rampa silencieusement vers le tunnel secondaire, par lequel il pouvait toujours s'enfuir.
Il soupira de soulagement lorsqu'il se rendit compte qu'il s'agissait de sa femme, Granash, le seul autre être humain qui connaissait le chemin. Elle lui avait donné sept enfants, mais malheureusement de ceux-ci il ne restait que trois filles et deux héritiers mâles, dont l'aîné était un imbécile, et le cadet n'avait qu'une quarantaine de pleines lunes. Grompf se pétrissait d'angoisse à la pensée qu'il ne se blesse et qu'il se retrouve sans personne à qui transmettre son art.
Granash s'arrêta à l'embouchure de la chambre et regarda son mari, lui demandant implicitement la permission d'entrer. Grompf la contempla longuement. Ils s'étaient connus il y a longtemps et elle avait autant de lunes que lui, et pour chaque lune elle gagnait une nouvelle ride et quelques cheveux gris. Mais la lumière chaude de sa torche estompait ces défauts, et il la trouva aussi belle que jadis. Finalement il la somma d'entrer. Elle posa la torche délicatement dans un socle prévu à cet effet et s'assit près de lui au fond de l'atelier sur la roche fraîche proche du tunnel secondaire. Elle prit un essieu de bois dans ses mains. Il était cassé en deux.
— Blong tailler roue.
Elle haussa les épaules et afficha un sourire contrit. Ses yeux trahissaient un mélange de tristesse et de résignation, mais une résignation à laquelle elle s'était préparée depuis longtemps. Elle prononça un mot abstrait, qui auparavant aurait été une histoire, une métaphore, mais qui au fil du temps s'était contractée en quelques syllabes :
— Inévitable.
Nul besoin de souligner qu'elle était très, très douée avec les mots.
— Roue ! Moi ! dit Grompf avec impuissance.
La propriété des objets était une idée nouvelle qui datait des parents de leurs parents. Grompf avait toujours été l'un des plus ardents défenseurs de ce concept révolutionnaire et la communauté, énergisée par sa hargne et les mots abstraits que sa femme lui soufflait à l'oreille et que dans le fond personne ne comprenait, avait adopté l'idée avec enthousiasme, formant une milice afin de punir les voleurs avec autant d'entrain que les meurtriers et les adultères. Mais Grompf venait de se rendre compte que ses pairs n'acceptaient pas ce qu'il considérait comme évident, c'est à dire que non seulement la nourriture qu'il mangeait, la caverne dans laquelle il vivait, la femme qu'il baisait, mais également l'idée abstraite de la roue, lui appartenaient. Blong avait copié son idée cinq fois, cinq brouettes, qu'il troquait à des taux déloyaux, et personne ne s'en formalisait. Même sa femme s'était faite à l'idée.
Granash glissa vers lui et essaya de l'entourer de ses bras. Il se déroba.
— Grompf…
Grompf voulait pleurer, mais il ne pouvait le faire devant Granash. Cela aurait été indigne, un affront à sa masculinité, même s'il savait qu'elle ne lui en tiendrait pas rigueur.
— Blong prendre roue cœur, dit-il, manquant s'étouffer sur l'énorme
complexité de cette idée.
— Blong volé idée, assentit Granash.
Ils restèrent silencieux pendant un long moment et Grompf pensa qu'elle avait compris, mais elle ajouta :
— Et alors ?
Et alors ? Un mot s'échappa soudain de son esprit torturé, comme un papillon étrange et nouveau qui glissa doucement à travers ses lèvres.
— Rien.
Granash frissonna en entendant ce mot, probablement le plus abstrait jamais proféré jusqu'à ce jour, car il ne représentait rien du tout, un véritable néant sémantique, et en voyant cette réaction viscérale l'on comprendra pourquoi l'humanité prit tant de temps à inventer le zéro.
L'idée de Grompf ne lui appartenait plus. Elle n'était plus là, avec lui, dans son cœur, qui comme chacun sait est le siège de la pensée.
Mais cette idée était tout ce qu'il avait ! Son identité même en tant que fabriquant de roues venait de lui échapper des doigts, et le vide était si béant qu'il ne comprenait comment le combler. Si Grompf n'était plus l'inventeur de la roue, si Blong avait volé cette invention, et que personne ne s'en formalisait, alors qui était-il ? Qui était Grompf ?
Il convient de noter, à ce point, que "Grompf" est un amalgame des mots "Grom", qui signifie tailler la roche ou le bois, et "ompf", qui veut dire pleine lune, et comme la roue est ronde comme la pleine lune, c'était un mot approprié pour désigner la roue, et donc il ne faut pas minimiser la détresse que Grompf ressentait alors qu'il perdait son nom. Sur cette réflection il est probable qu'il eut également été l'inventeur de la crise existentielle. Bien sûr, il aurait pu utiliser son vieux nom, Boof, mais son fils le portait déjà, et il n'était pas son fils.
C'est alors que Granash, qui par une empathie spectaculaire avait fini par comprendre le malheur de son homme, suggéra une idée des plus révolutionnaires :
— Gromski !
Ce nouveau mot était l'amalgame du mot pour doigt, "ski", qui était également le mot pour un, ou pour premier, et "grom", qui comme on l'a vu signifie "tailler", donc en fait "gromski" voulait dire "premier tailleur", et en ces jours modernes l'on aurait probablement dit "inventeur".
Alors qu'il prenait une minute pour assimiler ce nouveau concept, l'humeur de Grompf, maintenant Gromski, se retrouva fortement allégée. Il avait un nouveau nom. Mais quelque chose clochait.
— Grompfski ? dit-il, perplexe.
— Gromski ! répéta sa femme.
C'était véritablement une idée révolutionnaire, se dit Gromski : ce n'était non pas "premier tailleur de pleine lune" que sa femme répétait, les yeux étincelants, mais bien "premier tailleur". Il y avait un message caché dans cette distinction, dans cette subtile nuance, et Gromski, qui était fort intelligent, vit le chemin sur lequel Granash le poussait. Afin de se retrouver lui-même, il ne devait pas être le premier tailleur de pleine lune, car cela était dans le passé. Il devait être premier tailleur. Il devait inventer à nouveau.
Gromski se rendit rapidement compte à quel point la tâche qui l'attendait était ardue. La roue était la plus grande invention de tous les temps, depuis le feu, qui était connu depuis des temps immémoriaux, plus lointains que le père de son père. Sur le mur il dessinait des schémas en utilisant un morceau de charbon — le dessin était une autre grande invention — mais il n'arrivait qu'à dessiner des roues de diverses grandeurs, et il dessinait d'autres formes, des carrés, des triangles, des pentagones, des étoiles, et il essayait de comprendre comment qui que ce soit pourrait être intéressé par un bout de bois ayant cette forme. Son fils aîné le regardait faire, mais malheureusement il avait la cervelle d'un poulet, Gromski s'y était résigné lorsqu'il avait dû s'y prendre à trois fois pour lui expliquer que si la roue était ovale, elle ne roulerait pas.
« Merde ! » dit-il finalement. C'était l'un des mots les plus anciens.
Il tourna brusquement le dos à ses schémas, broyant du noir, damnant les fils de ses fils à un enfer que personne n'avait encore inventé.
Finalement il prit la torche et rebroussa chemin à travers les méandres de sa caverne. Il devait sortir dehors pour s'aérer les idées. C'était sur le chemin vers la rivière que le concept de roue s'était enraciné dans son esprit. Pour accéder au turbulent cours d'eau, où une poignée de jeunes se rafraîchissaient et essayaient d'attraper des poissons avec leurs mains, il y avait une pente rocailleuse et bien dégagée. Sur cette pente Gromski avait vu une roche parfaitement circulaire, et précisément au milieu de celle-ci il y avait une tache circulaire plus foncée. C'était une belle roche, et la tache lui avait fait penser à un trou. Une idée en appelant une autre, il avait fini par fabriquer quelque chose d'utile. C'est sur ce chemin que Gromski se dirigea. Boof le suivait, mais son père ne prêta pas attention à lui.
Boof se demanda vaguement pourquoi personne ne semblait remarquer qu'il existait, mais nous ne nous attarderons pas sur son vide intérieur car celui de son père est plus intéressant.
Toujours est-il que Gromski, au dernier tournant du chemin, perçut qu'il y avait commotion, ou tout au moins un attroupement dans la clairière où la communauté se rassemblait pour les festins et les rituels. Il alla voir ce qui se passait. Au-delà de la grande roche polie sur laquelle les chasseurs découpaient buffles et antilopes, sous le grand baobab autour duquel les femmes dansaient mains dans les mains, le corps d'une gazelle était suspendu.
Gromski contempla l'engin, déconcerté. Une roue était attachée à l'arbre, il ne pouvait pas encore dire comment, et une corde, attachée à une extrémité à l'animal et à l'autre enroulée solidement autour d'un pieu, passait sur la roue.
— Poulie ! Poulie ! disaient quelques voix excitées.
Évidemment, ce qu'ils disaient, au lieu du mot "poulie", était "cok ompf", c'est à dire "corde pleine lune" ou "corde roue". Blong expliquait son invention avec un mélange de mots et de gestes, et en même temps il pointait et touchait les parties cruciales du mécanisme. Gromski, hébété, écoutait et regardait sans comprendre, puis il se retourna pour rentrer chez lui. Il remarqua le regard admirateur que Boof posait sur son rival. Il lui servit une claque du tonnerre.
L'esprit de Grompf brûlait aussi vite que la flamme de sa torche. Avant peu il ne resterait que des cendres. Blong lui avait volé l'idée de la roue, il lui avait volé son nom, et il avait eu le culot de lui voler également sa deuxième invention, avant même qu'elle ne germe en lui ! C'était davantage qu'il ne pouvait supporter.
La milice ne surveillait pas les tunnels, cela n'aurait pas été bien pratique et de toutes façons personne ne les connaissait. À part Grompf, bien sûr, qui les avait cartographiés dans sa tête. Il savait que l'un d'entre eux menait chez Blong. Il trouva le chemin plus rapidement qu'il ne le pensait. La voix de son rival faisait écho, et trop de ce qu'il disait se rapportait à son nom, cela lui faisait mal.
Ils ne sont pas endormis, se dit-il, alors qu'il espérait le contraire. Mais il éteignit sa torche et continua à pas de loup : un pied en avant, et puis l'autre, en cadence, et surtout pas de bruit. Il s'arrêta juste à l'orée du salon de Blong, une chambre assez grande, les murs ornés des dessins de ses enfants. Il disait des mots, dos à la très mince ouverture où Grompf se trouvait, un interstice qui connectait le salon au reste du réseau souterrain, trop petit pour passer.
Grompf tenait une torche éteinte dans sa main gauche et un couteau acéré dans la droite. Blong était presque accoté à l'ouverture, son cou à portée de couteau, tout près. Il n'avait qu'à passer le bras.
Grompf avança le bras et d'une main tremblante, il fit sortir son couteau, le meilleur qu'il possédait, jusqu'à ce qu'il touche presque la nuque de son ennemi. Ce faisant il dut perturber le mouvement de l'air, car Blong grogna et se retourna vivement. Leurs yeux se rencontrèrent et le couteau glissa à travers la gorge de Blong.
Cris. Hurlements. Deux enfants, une mère éplorée, se précipitant vers le corps sanglant de leur père et de leur mari, mais impuissants à endiguer le fleuve écarlate, la vie qui s'échappe. Ils ne voyaient pas Grompf, il ne le regardaient pas. Mais soudain une quatrième silhouette se dessina de l'autre côté du feu et rencontra son regard. C'était Boof.
Grompf se déroba le plus rapidement possible à travers le tunnel étroit et opaque par lequel il s'était infiltré comme une ombre sournoise. Il trébucha sur un stalactite. Sa torche éteinte virevolta on ne sait où, mais la main dans laquelle il tenait son couteau resta crispée sur celui-ci.
Il se mit à rire nerveusement. Il était probablement mort.
Puis il se dit que ce n'était peut-être pas si mal. S'il mourait sans qu'il ne puisse transmettre son savoir, si Blong qui le lui avait volé ne pouvait le transmettre non plus puisqu'il était déjà mort, le secret de la roue s'éteindrait avec eux. Lorsque les brouettes existantes pourriraient, il ne resterait plus rien, l'humanité n'aurait plus de brouettes, elle ne pourrait plus construire des poulies, des chariots, des moulins, des automobiles.
Elle resterait coincée à l'âge de pierre jusqu'à la fin des temps.
Ce sera ma vengeance, se dit Grompf. Il se trancha la gorge d'un coup sec et personne ne retrouva son corps.