J‘ai de mauvaises nouvelles », dit Malcolm Sacdesous.
Dans la confortable pièce carrée qui se trouvait au sommet de la Grande Pyramide du Très Grand, assis sur des trônes d'or aux coussins de velours, était réuni le club select des Partenaires Six Étoiles de Pyramidon. Le Très Grand les avait recrutés lui-même bien des années auparavant et ils étaient depuis devenus extraordinairement prospères – comme le reste de l'humanité, d'ailleurs.
Les mots « mauvaises nouvelles » étaient encore inconnus à leurs oreilles. Cela les plongea dans un vague malaise.
« Mauvaises nouvelles ? » dit Gabriella van Toot en caressant son petit chien, une sorte de Dalmatien nain avec des taches carrées. « J'imagine que vous voulez dire qu'un horrible désastre naturel a frappé quelques-uns de nos estimés associés ? J'espère bien que ce ne sont pas des gens dans mon triangle… »
« Cela ne pourrait être pire ! Mes condoléances ! », dit le colonel Ronald Fulsterkins. Il ne s'était jamais battu pour son pays, mais il n'en affectionnait son rang que davantage.
« Non, ce n'est pas cela », répondit leur frêle comptable. « Le problème, chers partenaires, est que notre stratégie n'est plus viable. »
Un frisson collectif se propagea à la vitesse du son. C'était comme s'ils avaient soudainement été transportés dans la chambre froide d'un iceberg. Françoise de la Licorne s'évanouit de terreur en entendant la phrase maudite (Dieu merci, la perruque grotesque qu'elle portait afin de se prendre pour Marie-Antoinette lui évita une commotion cérébrale).
« C'est impossible ! » hurla Hector Francis Wagglebockers. Il cogna ses poings sur la table d'acajou et son monocle tomba sur le sol et se cassa. « Pyramidon n'a cessé de croître depuis son inception. C'est le modèle économique parfait ! Il s'est toujours soutenu, et il se soutiendra toujours ! »
« Pyramidon est invincible ! » opina Agnès Nomdedieu, une petite vieillarde dont l'âge vénérable lui garantissait d'avoir raison sur tout. « Pyramidon vivra aussi long que je vivrai, et je vivrai pour toujours ! »
« Pour ma part », dit Pieter van der Cooter les dents serrées, « j'exige que l'on expulse ce gredin sans foi de notre sainte assemblée. Qui l'a recruté ? Qui l'a laissé souiller le nom de notre organis… »
C'est à ce moment qu'une voix calme, maîtrisée, mais aux accents de tonnerre remplit la salle et contraint tout le monde au silence.
« Laissez-le parler », commanda le Très Grand.
« Merci, Très Grand », continua Sacdesous avant de se retourner vers les autres. « J'admire votre… foi, mes estimés Six Étoiles, mais les nombres ne mentent pas. Pyramidon est basé sur un principe… brillant : chaque membre de notre grande famille a la charge de vendre… euh… notre Produit, et une partie de leurs profits revient à celui ou celle qui l'a recruté. Cela signifie que pour grandir, nous devons recruter de plus en plus de gens. »
« Et nous l'avons fait », dit Abdullah ben Benahi en gobant une barre de chocolat, tout sourire. Beaucoup de Six Étoiles détestaient Abdullah car ils croyaient qu'il aurait été heureux même s'il avait été pauvre.
« Et nous l'avons fait », dit Sacdesous en hochant la tête, « mais nous ne pouvons recruter chaque personne qu'une seule fois. Et lorsque nous aurons recruté tous les habitants de la Terre, alors… »
Sacdesous cliqua sur un bouton et la glorieuse courbe de croissance de Pyramidon fut affichée sur un grand écran de télévision. Elle montait exponentiellement… avant de se buter sur la ligne de croissance famélique de la population humaine.
« Vous devez être en train de nous faire une blague », dit Han Ki-Fon d'une voix monotone, quoique quelque chose dans son attitude suggérait qu'il considérait sérieusement de se jeter en bas de la Grande Pyramide si ce que Sacdesous lui montrait était, en fait, vrai.
« Il a raison. » Tout à gauche de la table était assise Clarissa Fickleberry, qui regardait ses chiffres monter sur son télépĥone en platine. « Mes chiffres ne montent pas aussi vite qu'avant », dit-elle. « L'année dernière, grâce à mon triangle d'associés, je gagnais une maison de soixante-dix chambres à chaque seconde. À présent, ce n'est qu'une maison de quatre-vingts chambres chaque seconde. »
Elle laissa tomber son téléphone sur la table avec dégoût.
« Je savais bien que j'avais raison de détester l'humanité », dit Gontran Sept-Piastres en peignant machinalement ses cheveux blonds huileux de sa main gantée.
« Que pouvons-nous faire ? » demanda Samantha Athnamas en se recroquevillant comme une petite fille.
« Devons-nous faire quoi que ce soit ? » fit remarquer Kusino Takamata. Toute l'assemblée se retourna vers lui, sidérée. « Je… je veux dire », expliqua le jeune homme en rougissant, « nous sommes déjà tellement riches que… »
Rashida Al-Arrabiata sauta hors de son siège.
« Ce n'est pas à propos de nous ! » dit-elle, fulminant. « Ceci concerne tout le monde! Personne ne peut prospérer sans amener plus de gens dans le giron de la grande famille Pyramidon. Si tout le monde y participe, les gens au pied de l'échelle ne pourront jamais la gravir. Ils resteront pauvres et miséreux. Et donc, il faut croître. Pour eux. Honte à vous qui ne considérez que votre petit confort égoïste ! »
Kusino Takamata se cala dans son fauteuil et ne pipa plus mot.
« Mais nous avons déjà recruté neuf personnes sur dix ! C'est sans espoir », se lamenta Charles le Carré en sanglotant. Le grand homme chauve au cœur d'or (littéralement) était inconsolable en pensant à tous les pauvres gens qui seraient incapables de recruter ne serait-ce que cinq personnes pour obtenir leur première Étoile.
Le désespoir flottait dans la pièce, dense et épais, un nuage noir et triste dans l'âme de Pyramidon. Était-ce le hubris ?
Non, ce ne l'était pas. Pyramidon était parfait.
« Ne vous en faites pas, mes chers amis », dit finalement le Très Haut, et tous levèrent le menton, l'espoir étincelant dans leurs yeux morts. « Cette petite ligne rouge, monsieur Sacdesous, représente la croissance de la population, mais à combien d'enfants par femme cela correspond-il ? »
« Environ deux virgule trois. »
« Ah ! Deux virgule trois enfants par femme. Est-ce que cela vous semble beaucoup ? »
« Ma foi non… »
« En effet. Dites moi… combien d'enfants chaque femme pourrait-elle avoir ? » demanda le Très Grand.
« Hum… si elle a un enfant à tous les neuf mois, ce qui je crois est le maximum, et qu'elle peut avoir un enfant entre les âges de quinze et cinquante ans, mon Dieu, cela veut dire… quarante-cinq ! Oh, mon Dieu ! »
« Quel potentiel de croissance ! C'est énorme ! Gigantesque ! » jubila Oliver Rocketships alors que Françoise de la Licorne remerciait Dieu en regardant le Très Grand.
« Voilà la solution ! » dirent-ils tous à l'unisson, soulagés.
Il découvrirent bien vite que le reste du monde avait considéré la croissance de la population comme un fléau, non pas parce qu'elle était trop faible, mais parce qu'elle était trop forte. Quelle idiotie ! Les Six Étoiles n'eurent pas trop de mal à convaincre les édiles du monde de changer d'idée, puisqu'ils étaient souvent des partenaires Quatre ou Cinq Étoiles et qu'ils avaient beaucoup à gagner si seulement il y avait plus de gens sur notre belle Terre.
Toute forme de contraception fut rapidement interdite. Des produits multipliant la fertilité furent inoculés dans toutes la nourriture. Des usines à enfants furent érigées dans lesquelles les femmes qui voulaient produire le plus d'enfants possible étaient hébergées. Les femmes furent outrées de l'injustice que ces politiques faisaient subir à leurs pauvres corps, mais cette honteuse inégalité fut rapidement réglée : l'on trouva moyen de rendre les hommes enceints eux aussi. Mieux encore, l'on fit passer le temps de gestation de neuf à deux mois !
Pyramidon put donc croître et croître encore, s'élevant au sommet de l'excellence. Des milliards, des trillions, des quadrillions et des quintillions de tonnes de Produit furent usinées, achetées, vendues, détruites et ensuite refaites, pour le bonheur de tous. Tout le monde était Pyramidon, et Pyramidon était tout le monde. Les corps des associés de Pyramidon s'empilèrent autour de la Grande Pyramide du Très Grand, de plus en plus haut, jusqu'à ce que son sommet soit englouti.