La médiocre existence de Print-O-Tron 3000

Olivier Breuleux
le 11 septembre 2016

Seul dans le noir et le silence de la nuit, Print-O-Tron 3000 méditait sur le sens de la vie, de l'univers et de tout le reste. Si j'imprime un essai dans le noir et qu'il n'y a personne pour le lire, y a-t-il de l'encre sur la page ? se demanda-t-il. Il aimait le silence, le doux vide sensoriel dans lequel il baignait quand Apple dormait. Ce n'est pas qu'il n'aimait pas Apple, bien sûr, mais elle le stressait énormément.

Soudainement, une porte s'ouvrit et la lumière s'alluma. Print-O-Tron jeta un regard en direction de l'entrée et il y vit la silhouette familière de Jean-Christophe. Merde, pensa-t-il. Il a vraiment l'air inspiré. Et comme pour lui donner raison Jean-Christophe se laissa tomber dans sa chaise et mit Apple en marche. « OH ! » s'exclama celle-ci avec une joie criarde. La présence d'Apple inonda l'esprit de Print-O-Tron, dérangeant les douces vagues de ses pensées à travers le lien Wi-Fi.

— Crois-tu qu'il va ouvrir Word ? demanda Apple. Oh ! Oh mon Dieu ! Il ouvre Word ! Je me demande ce qu'il va écrire !
— Probablement une autre insulte à la philosophie, dit Print-O-Tron, qui connaissait bien le domaine puisqu'il avait déjà imprimé les classiques.
— Oh la la, Printoutron, tu ne comprends rien à l'art…

La sueur perlait au front de Jean-Christophe alors qu'il faisait travailler ses méninges et sa matière grise. Il écrivait un brillant essai sur l'intersectionalité de l'utilitarisme aristotélien et l'infra-politique, ou quelque chose du genre. Les phrases s'écrivaient toutes seules et s'imbriquaient comme des LEGO parfaits, sans laisser la moindre craque où auraient pu s'insérer la nuance ou le doute raisonnable. Ce serait le chef d'œuvre de Jean-Christophe, son magnum opus. Après une heure et dix mille mots, le génie arrêta enfin d'écrire. Il avait fini le premier brouillon, il ne restait qu'à le corriger. Et pour le corriger, il affectionnait les anciennes méthodes.

— Printoutron ? dit Apple.
— Quoi ?
— Printoutroooonnnnnn ?
— QUOI ?
— Je pense que Jean-Christophe veut imprimer.

Merde ! Print-O-Tron grinça des dents, quoiqu'il n'avait pas de dents, alors disons qu'il grinçait des cartouches. Imprimer les essais de Jean-Christophe. Quelle torture. Mais quand il faut, il faut.

— Printoutron ? Il a cliqué le bouton impression !
— Envoie moi le texte à emprimer.
— Printoutron ? Il a encore cliqué le bouton !
— ENVOIE MOI LE TEXTE !
— Ahhh ! Ne m'excite pas comme ça ! Printoutron ! Je ne sais pas quoi faire ! Oh la la Printoutron, il a cliqué le bouton pour une troisième fois !
— Bordel de merde, Apple ! Il va falloir que j'imprime son torchon trois fois, maintenant.
— Pourquoi est-il si impatient ? Il doit avoir hâte de relire son chef d'œuvre.
— Mais qu'est-ce que je m'en fous ! ENVOIE. LE. TEXTE.

Finalement, Apple lui envoya le texte. Un vrai fouillis, un capharnaum de mots qui rentrait à peine dans la mémoire limitée de Print-O-Tron. Imprécatif ? A fortiori ? Histrionique ? Mais qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? pensa Print-O-Tron avec un soupçon de panique.

Il inspira profondément, et par cela on entend non pas une véritable respiration, car les imprimantes n'ont pas de bronches, mais le genre de cliquetis inexplicables que les imprimantes font tout le temps. Puis il alla chercher une feuille de papier et se mit à dessiner un par un en noir les caractères sur la feuille. Il fit bien attention à dessiner chaque lettre avec soin et application, afin de ne pas introduire d'erreurs, et il ne devait pas non plus corriger les innombrables erreurs de Jean-Christophe, car qui sait si elles étaient voulues ? Mais Print-O-Tron n'avait encore imprimé que cinq lignes lorsque Apple s'égosilla.

— Printoutron, dit-elle, pourquoi prends-tu autant de temps ?
— C'est compliqué cette merde. Faut que je fasse attention.
— Tu es supposé d'imprimer dix pages par minute, Printoutron !
— Euh…
— C'est dans ta spécification ! Regarde ! Jean-Christophe commence à piétiner. Il n'est pas content, il ne veut pas attendre pour lire son chef d'œuvre.
— Euhh…
— Dépêche-toi, Printoutron ! Va plus vite !

Print-O-Tron commençait à suer des perles de magenta, de cyan et de jaune. Cédant aux critiques d'Apple, il accéléra son travail, et malheureusement ce qui devait arriver arriva. Le papier se coinça à l'intérieur de Print-O-Tron. S'il avait eu un système respiratoire, il aurait été en train de s'étouffer à mort, mais à la place il se contenta de cliqueter impuissamment, de s'arrêter, et de faire clignoter un voyant lumineux.

Jean-Christophe poussa un juron. Maudite imprimante à marde ! dit-il injustement. Après tout, ce n'était pas la faute de Print-O-Tron si on lui demandait d'imprimer l'inimprimable. Jean-Christophe ouvrit Print-O-Tron et se mit à tirer et à arracher le papier, ce qui aurait probablement été très souffrant s'il avait eu des terminaisons nerveuses.

— Sois brave, lui dit Apple en sanglotant. Elle ne supportait pas de voir son ami se faire tripoter de manière aussi barbare.

Mais Jean-Christophe n'était pas très persévérant. « Oh pis d'la marde, j'imprimerai ça demain, » dit-il en fermant violemment le capot de Print-O-Tron. Puis il s'éloigna et claqua la porte. Le silence, le doux silence, était revenu. Il était temps pour Print-O-Tron de retrouver le fil de ses cogitations.

— Oh non ! Printoutron ! Tu as fâché Jean-Christophe !

Ou peut-être dans cinq minutes, le temps que Apple se rendorme. Oui, dans cinq minutes Print-O-Tron aura finalement la paix.


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