Touche pas à ma pizza

Olivier Breuleux
le 25 septembre 2016

Albert et Pierre arrivèrent en même temps sur la scène, Pierre sortant de la cour de la madame Francine, Albert se promenant dans la ruelle comme à son habitude. Vis à vis comme ça, ils ne pouvaient qu'engager la conversation.

— Tu vois-tu ça ? dit Albert.
— Ben oui que j'vois. Est parfaite, esti !

Entre eux, fromage contre terre, se trouvait le Saint Graal de la pizza. Toute garnie. Plus de fromage qu'on pouvait en rentrer dans sa bedaine, quatre grosses rondelles de pepperoni, des champignons, des poivrons verts… l'inconscient qui l'avait échappée là en avait même pas croqué un morceau.

— Shit ! Y'a du bacon dessus ! dit Albert dans un murmure d'excitation. Y'a du bacon dessus ! Comment y'a pu juste échapper ça là ?
— J'sé pas man, moi si j'l'échapperais, j'la ramasserais, pis je licherais l'asphalte.
— Moi aussi, c'est ben normal.
— J'te dis, c'est comme si y'haissaient ça la pizz.

Mais derrière ce banal échange, les bedons d'Albert et de Pierre grondaient, et la tension montait. Les deux avaient maintenant les griffes enchâssées dans la divine croûte, et dans leurs yeux cernés de noir scintillait une méfiance féroce.

— J'ai une famille, Pierre, se décida à dire Albert. J'ai des enfants. Trois p'tits. On en a besoin, de ça.
— J'm'en câlisse-tu de tes p'tits ? J'ai pas mangé depuis trois jours. Plus maigre pis j'm'envolerais au vent !
— C'est pas vrai ça, t'as mangé une grosse patate hier au soir, j't'ai vu. Atait grosse comme ta tête, esti, tu d'vrais même pu être capable de bouger.
— T'es tu malade, tu vas pas comparer une patate à d'la pizz. Pis atait à moitié pourrie la patate, j'en ai r'vomi la moitié.
— Ben j'vais la prendre pareil.

Albert tira brusquement la pointe de pizza vers lui. Il la tint entre ses dents par la croute et essaya de s'enfuir, mais une douleur mordante retentit dans sa queue et il échappa la pizza sur le sol. S'il ne pouvait pas avoir la pointe de bonheur pour lui, Pierre semblait déterminé à se taper un Albert pour le dîner, qu'il soit mort ou vif. Son museau était contortionné en une expression de haine absolue, et de l'écume se formait à la base de ses dents. Pendant un instant, Albert s'inquiéta que la rage de Pierre put être affaire médicale.

— Laisse-moi la pizz ! siffla Pierre.
— Jamais !

Albert se jeta de tout son poids sur Pierre et le griffa violemment.

— J'ai des flos à nourrir !
— Fuck tes flos. Y pourraient manger une patate, pour une fois !
— J'vais pas donner une fucking patate à mes enfants ! Y méritent mieux qu'ça !

Pierre et Albert étaient maintenant emboîtés en une sorte de balle de poils enragée, roulant à travers la ruelle et faisant un tapage du tonnerre. Quelques chats arrivèrent pour regarder de loin. « Y'en a qui essaient de dormir, vous savez ! » cria une chatte, inquiète de ne pas pouvoir avoir son vingt-deux heures de sommeil quotidien.

— Tu fais tout le temps ça ! hurla Pierre. Tu prends toujours le best pour toi ! Jamais rien pour les autres !
— C'est pas toutte pour moi !
— C'est juste une excuse pis tu l'sais. Tes enfants mangent mieux qu'moi.
— Sont en pleine croissance !
— Pis moi j'suis en pleine décroissance !

Des années d'amertume se jouaient dans cette bataille acharnée. Pierre n'était pas le seul à être exaspéré par la manière qu'Albert avait de toujours parler de ses enfants, de toujours les mettre en avant plan pour se justifier quand il se prenait la meilleure part. Mais Pierre n'était pas bien mieux, mangeant toujours en cachette pour pouvoir faire semblant d'être affamé.

Alors Albert griffa l'épaule de Pierre, qui répondit à cette injure en plantant ses dents dans son cou, puis un coup de patte proche de l'œil lui fit lâcher prise, et Albert sauta sur lui et asséna une rafale de coups avant de se faire retourner, et ainsi de suite, jusqu'à ce que les deux se retrouvent épuisés et ensanglantés.

Il restèrent un bon moment couchés l'un à côté de l'autre, haletants.

— Bon, ça va, j'ai mangé deux grosses patates hier, admit Pierre.
— Mouais… mes kids ont plus de bouffe qu'ils peuvent en manger.
— Dans l'fond, y'en a assez pour tout le monde.
— P'têt qu'on pourrait juste la séparer en deux.
— OK, dit Pierre en donnant à Albert une petite tape dans le dos.
— Fuck ! dit Albert. Est où la pointe ?

Quelques mètres plus loin, un démon noir s'enfuyait, tenant la divine nourriture dans son bec. Ce sombre représentant du mal incarné décolla alors avec une certaine difficulté, amenant le délice fromagé à un endroit inaccessible aux mains de nos pauvres héros, qui devront probablement encore se contenter de vieilles patates.

Ainsi va la vie, dans la ruelle derrière la maison de la madame Francine.


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