Il était une fois une petite idée. La petite idée faisait partie d'une rare race d'idées, la race des idées géniales, uniques et révolutionnaires. Ses sœurs étaient la théorie des germes, la relativité, les jeux de mots de Shakespeare et le pain tranché, mais même ces idées de renom faisaient figure d'inepties lorsque comparées au génie ineffable et transcendant de la petite idée. Celle-ci avait le pouvoir de changer le monde, de le mettre sens dessus dessous, de le séparer pour toujours en « avant » et « après ». Aucune idée passée, présente ou future ne pouvait lui arriver à la cheville.
Comme toutes les idées, la plus chère ambition de la petite idée était de rentrer dans la tête d'un penseur et d'imprégner son esprit, d'y infuser comme un bon thé jusqu'à ce qu'il crie Eureka ! Cela était l'aboutissement de la vie de toute idée, le moment critique où elle était testée contre l'ennemie jurée de toutes les idées : la réalité. La petite idée n'était pas anxieuse d'échouer ce test : son excellence était indéniable et inopposable, tant par les autres idées que par la dure réalité du monde extérieur.
Or, la petite idée ne voulait pas simplement trouver une tête, elle voulait trouver la tête. De tous les esprits du monde, elle voulait dénicher celui qui la mériterait vraiment. Seul cet élu aurait le droit de bénéficier de sa sagesse.
Elle cogna d'abord à la tête du philosophe, mais en y rentrant elle vit un labyrinthe sans fin dans lequel d'autres idées erraient en vain, tournant en rond et butant les unes sur les autres. « Cet homme n'a aucun esprit pratique, » pesta la petite idée. « Les idées peuvent rentrer, mais elles ne peuvent pas sortir. Il écrirait des dizaines de bouquins sur moi, mais personne ne pourrait deviner que j'existe. » Elle tourna donc le dos au philosophe.
Puis elle cogna à la tête du religieux et se retrouva face à face à une idée gigantesque, la plus énorme et la plus grotesque qui lui ait jamais été donné de voir. « Je suis Dieu, » dit l'idée, si enflée qu'elle remplissait l'esprit du moine en entier. Toutes les autres idées étaient en train de mourir étouffées sous son poids. « Je ne vais quand même pas essayer de cohabiter avec ce gros lard », dit-elle, et elle claqua la porte.
La tête du scientifique fut la suivante. Toc ! Toc ! Toc ! Elle entra et vit que tout ici était organisé avec la plus grande rigueur. C'était un cerveau carré, régulier comme une fractale. Hélas, la petite idée jeta un œil à ses courbes, autant gracieuses qu'irrégulières, et se dit qu'elle ne rentrerait jamais dans ce carcan mathématique. « Très peu pour moi ! »
La petite idée cogna alors à la tête du poète. Elle était l'exact opposé du scientifique : les idées y dansaient comme dans une foire, sans aucun ordre, dans un chaos infernal. « Je ne vais pas m'emmerder à remettre ce capharnaum en ordre, » dit-elle avec mépris.
Puis elle se dit que ces têtes étaient toutes bien trop spécialisées, déformées par les idées qui y séjournaient déjà. La petite idée entra donc dans la caboche d'un homme moyen, et se retrouva face à face au néant absolu. « Allo ? Il y a quelqu'un ? » cria-t-elle. Elle n'entendit que les échos de sa voix sur les parois distantes… n'était-ce pas ce qu'elle recherchait ? Une tête à remplir à sa guise ? Malheureusement l'horreur du vide la prit. « Il n'y a personne ici ! » s'exclama-t-elle avec effroi. « Je ne vais pas finir mes jours toute seule, ah ça non ! » et elle ficha le camp illico presto.
La petite idée cogna ainsi à la tête de toutes les personnes du monde, mais aucune n'était assez bien pour elle. Elles étaient trop petites, trop grandes, trop simples, trop complexes, ou bien contenaient trop de mauvaises idées qui l'écœuraient. Les autres idées commencèrent à chuchoter entre elles, puis elles lui dirent de tout go : « Petite idée, il faudrait que tu te décides, car il s'avère que l'idée de la destruction est en train de gagner du terrain. Elle n'est pas difficile comme toi, elle rentre dans toutes les têtes qui veulent bien d'elle. Elle va bientôt prendre toute la place, et toutes les têtes de ce monde se feront sauter les unes après les autres ! »
Et la petite idée de répondre : « Non ! Non ! Non ! Ne m'aura que celui qui me méritera ! » Et elle attendit ainsi son élu pendant des siècles. Un jour, il ne resta plus qu'une seule tête à imprégner de son génie incommensurable, mais même à ce moment critique, la petite idée était certaine que le pauvre hère ne l'apprécierait pas. Avec lui s'éteignit donc l'humanité.
Privées de têtes où s'installer, toutes les idées s'assemblèrent alors en une idée gigantesque, une idée si incroyable et si géniale qu'elle éclipsa finalement la petite idée du haut de sa grandiosité. Cette idée disait : « Va te faire foutre, petite idée ! » Mais, hélas ! C'était trop tard, car il ne restait plus personne pour la penser.