Notre histoire commence avec un simple photon, un minuscule brin de lumière. Appelons-le Lumios pour nous le rendre sympathique, non pas que les photons s'embarrassent d'avoir des noms. Lumios naquit à la périphérie de l'étoile Alpha Centauri, lâché par un atome d'hydrogène trop excité. Les vies des photons sont éphémères dans les étoiles, alors que les atomes les mangent et les recrachent, mais par le hasard des choses Lumios fut l'un des rares de son espèce à avoir l'occasion de s'échapper de son étoile… et comme tous les autres photons errants de l'univers, d'avoir sa chance de s'écraser sur une planète et ainsi de changer le cours de son histoire.
Éjecté comme une flèche de son atome-mère, Lumios évita des milliards de particules avant de se retrouver à l'espace libre et entamer un long voyage le long du million de milliards d'arpents qui le séparaient de la Terre, un voyage de quatre ans, mais Lumios ne perçoit pas le temps comme nous. Pour lui le temps n'existe pas—tout est instantané.
Paul le papillon voletait innocemment à travers le jardin de madame Thérèse lorsque Lumios s'écrasa sur une pétale. À ce moment-là, le cerveau de Paul était en train de faire un calcul des plus délicats, à savoir s'il allait se poser sur la fleur à sa gauche, ou celle à sa droite. Les deux étaient proches, les deux sentaient bon, et cela causait grand souci à Paul.
Mais à ce moment, l'onde de choc provoquée par la collision de Lumios avec la pétale de la fleur de gauche éjecta quelques photons roses vers une facette de l'œil de Paul. Impressionné par cette éclaboussure de couleur, Paul se décida à planer vers elle.
Cléopâtre, la chatte noire de madame Thérèse, se prélassait, enfouie dans son coin préféré du jardin où sa maîtresse faisait pousser des fleurs aux couleurs criardes. Cléopâtre était une chatte lourde et paresseuse, ce qui la déprimait un peu. Elle aurait voulu être tigresse, que l'Afrique tout entière se soumette à sa puissance—ou tout au moins le jardin de madame Thérèse, dans lequel il y avait quelques autres chats… des malfrats, des indésirables. Mais, hélas ! Elle n'était bonne à rien, et c'est pour cela qu'elle se gavait chaque jour d'autant de croquettes qu'elle pouvait avaler.
Elle ruminait ces impotentes aspirations devant un pot de terre cuite où poussait une belle tulipe rose, quand sans crier garde un grand papillon blanc s'y posa. L'excitation de Cléopâtre monta. Enfin ! Une occasion de prouver ses talents. Ses pupilles se dilatèrent, elle s'accroupit, s'accota sur ses pattes de derrière, et dans un mouvement que, à tort ou à raison, elle voulut élégant, elle bondit sur Paul. Ses griffes déchirèrent les fragiles ailes du pauvre insecte et elle l'écrasa de tout son poids en atterrissant. La pauvre tulipe ne s'en tira pas bien mieux : le pot tomba sur le sol et se cassa en deux, et la pauvre fleur mordit la poussière.
Cléopâtre ne se préoccupa pas du chaos qu'elle avait causé. Elle saisit Paul entre ses dents et se dressa, la tête et la queue levées, si haute sur ses quatres pattes que son ventre ne touchait plus le sol. Elle avait réussi ! Quelle fierté ! C'est alors qu'elle entendit madame Thérèse sortir à l'extérieur. Naturellement elle se prépara à lui présenter le papillon comme trophée. Elle aimait beaucoup sa maîtresse, et certainement aucun autre chat n'avait jamais attrapé si beau papillon pour elle.
Hélas ! Madame Thérèse n'avait pas l'air de vouloir s'attendrir…
— CLÉOPÂTRE ! NON ! Kastafalavayadasapadala ! CLÉOPÂTRE !
Chtadadapatachamatalap ! PSHH ! Mavazshatt ! PSSHHH !
Cléopâtre se réfugia en dessous des framboisiers pendant que madame Thérèse continuait à dire toutes sortes de trucs incompréhensibles. Elle ne comprenait pas pourquoi elle était fâchée, mais bon, tous les humains sont fous. Cléopâtre grignota Paul en attendant que la madame se calme.
Madame Thérèse était bien contrariée que sa plus belle tulipe ait été dévastée, et que ce pauvre papillon soit mort. Qu'est-ce qui lui avait pris à Cléopâtre de faire cela, une chatte d'habitude si calme et paisible ? Tout en balayant les débris, madame Thérèse l'épia à travers le framboisier. La pauvre petite avait les yeux tristes… oh, bougre Dieu, se dit madame Thérèse, ce n'est qu'un chat !
— Cléo ! dit-elle sous un ton amadouant. Viens !
Elle glissa son bras doucement sous les ronces qui éraflèrent sa peau à quelques endroits, et caressa la tête de Cléopâtre. Celle-ci avait bien raison : les humains sont bizarres.
Toujours est-il que Thérèse rentra à la maison avec les morceaux de pot, et la ferme intention de les recoller. Or, il s'avéra que son tube de colle était vide, et elle eut beau chercher partout, elle n'en trouva aucun autre. Madame Thérèse, se dit madame Thérèse, que tu es peu prévoyante !
Il n'était que trois heures de l'après-midi. Il y avait bien le temps d'aller acheter de la colle au magasin, et madame Thérèse n'était pas le genre de femme à laisser les choses en suspens. Elle versa un bol plein de croquettes à Cléopâtre, qui miaulait et se frottait à ses jambes, et puis sortit à l'extérieur. Madame Thérèse vivait en ville et le magasin d'art n'était qu'à quelques pâtés de là—elle pouvait donc marcher, et la journée était magnifique.
Elle se rendit au coin de la rue Boyer, où chaque branche de l'intersection était affublée d'un STOP, exactement en même temps qu'une vieille Camry qui était conduite par un gentilhomme nommé Jacques François. Cet événement parfaitement ordinaire n'allait pas changer la vie de madame Thérèse, qui avait déjà un âge avancé et une vie si solidement établie que le passage d'un ouragan n'aurait pu ébranler ses fondations. Par contre, pour Jacques François, et l'univers en entier, cette rencontre allait bouleverser l'ordre des choses.
Jacques François était un jeune homme qui connaissait bien les règles de la politesse, et donc lorsqu'il vit madame Thérèse arriver il arrêta son automobile pour la laisser passer, même si dans le fond il aurait eu le temps de traverser. Madame Thérèse, qui n'était pas pressée du tout, et qui profitait bien de cette belle journée, n'aimait pas ralentir les gens, et fit signe à Jacques François de continuer. Jacques François, se disant que de couper le passage à cette gentille dame aurait été d'une indécence criminelle, insista pour qu'elle passe, mais madame Thérèse persista à refuser son privilège. Ce manège dura trente secondes, mais au grand soulagement de Jacques François, madame Thérèse lui céda le droit de lui céder le passage et traversa.
Jacques François se rendait à une école de langues où il avait un cours d'italien, qu'il voulait apprendre afin de se sentir plus cultivé. C'était son premier cours, et d'un naturel romantique, il échafauda un scénario dans sa tête : il allait s'asseoir à la deuxième rangée, près de la fenêtre; puis une jolie jeune femme allait s'asseoir à la place d'à côté, elle sortirait un carnet, puis elle se rendrait compte qu'elle n'avait pas de crayon. Ses yeux bleus rencontreraient ceux de Jacques François, et il lui donnerait l'un de ses trois crayons. Ils entameraient la conversation, puis le cours commencerait et ils se jetteraient des regards à la dérobée… à la fin du cours ils échangeraient leurs numéros de téléphone, et puis…
Jacques François aimait bien ce scénario, et chose des plus extraordinaires, s'il était arrivé à l'heure il se serait concrétisé presque exactement comme il l'avait imaginé.
Malheureusement pour lui, les quarante secondes qu'il venait de perdre, ajoutées à la minute perdue à deux feux rouges supplémentaires, ainsi qu'une minute de plus à trouver une place de stationnement—celle qui était à côté de l'institut venant tout juste d'être prise—firent en sorte qu'il arriva bon dernier au cours et dut se contenter d'une place à côté d'un rouquin bavard. Sandrine, à l'autre bout de la classe, demanda un crayon à une grande femme aux cheveux bleus, qui allait par la suite lui donner de judicieux conseils en terme de teintures.
Vous voyez où je veux en venir : Jacques François et Sandrine ne devinrent pas amis, ni davantage. Mais il ne faut pas se sentir trop triste pour Jacques François : le rouquin devint un bon ami, et il trouva chaussure à son pied le mois suivant, une femme d'une douceur et d'une patience remarquables. Néanmoins, il est clair, de par l'examination des branches parallèles du temps, que s'il avait rencontré Sandrine ce jour-là, ils se seraient mariés et auraient eu un enfant, une fille qu'ils auraient nommée Émilie.
C'est à cette fille—qui n'exista pas—que nous nous intéresserons à présent.
Émilie serait née le cinq août 2023 à trois heures du matin. Elle aurait eu beaucoup d'amies au primaire. Elle serait devenue si proche de Martine et de Sarah qu'elles seraient toutes trois rentrées ensemble au collège Jean-Eudes au secondaire, ce qui aurait épargné à Martine une mauvaise rencontre qui lui fera connaître l'enfer de la drogue.
Elle aurait été un peu volage, sortant avec Simon pendant quelques mois avant de le tromper, ce qui lui aurait infligé une cruelle peine d'amour et un complexe d'infériorité qui aurait bouleversé le reste de sa vie amoureuse. Au fil des ans elle sortirait avec Jean-Michel, Rachid et Idris, qui ne rencontreraient donc jamais Juliette, Florence et Sara.
Elle aurait eu de bonnes notes et serait devenue graphiste, concevant des portails web pour quantité de clients et d'entreprises qui en réalité devront demander à quelqu'un d'autre. Considérez Damien, un graphiste médiocre, à qui elle aurait ravi un contrat important et qui aurait été contraint de se trouver un autre travail; la personne qui aurait été engagée à sa place, et qui devra elle aussi aller ailleurs; la personne que celle-ci déplacera, et ainsi de suite, comme un jeu de dominos.
Au fil du passage d'Émilie à travers l'univers elle aurait croisé le chemin de milliers de personnes, changeant leurs trajectoires, les envoyant à des endroits différents, les connectant à d'autres personnes. Et chacune de ces personnes—pensons à Martine, ou à Damien—aurait à son tour changé les trajectoires de milliers d'autres, et ainsi de suite, dans un tourbillonnement sans fin qui se propage à la vitesse de la lumière. Bien vite des millions de personnes porteraient inconsciemment la marque de ce tourbillonnement, et peu après l'humanité entière, et chaque être vivant de la planète, et chaque roche, et chaque vague de l'océan.
Et c'est ainsi que quelques générations plus tard, d'autres musiciens produiront des musiques différentes, d'autres auteurs écriront d'autres livres peuplés d'autres personnages, qui marqueront l'imaginaire de milliards de personnes qui n'auraient jamais existé autrement. De nouveaux présidents et dictateurs prendront la tête de nations qu'ils redécouperont, des empires différents se lèveront, et lorsque l'humanité conquerra l'espace ce sera sous de nouvelles bannières, de nouveaux noms, et une nouvelle culture composée par les aléas du chaos.
Il serait inapproprié d'imputer à Lumios tous ces chambardements, alors que chacun des trillions de photons qui bombardent la Terre a une influence similaire sur la destinée du monde.
Le monde est fait d'accidents, d'opportunités et de rendez-vous manqués, de papillons mangés et de pots cassés, de mutations et d'évolutions fortuites, et chacun de ces accidents est tiré d'un grand chapeau que tout le monde brasse à tour de rôle, qu'on soit homme, chat, papillon ou un petit brin de lumière. L'univers se joue sur cette trame tourbillonnante, il s'adapte, il improvise, et du chaos naît la beauté unique du monde.
L'on dit souvent que l'univers est connecté, que tout ce qui est existe est lié dans un réseau, une toile inextricable. Cela est souvent mal interprété, comme si tout un chacun pouvait parler au cosmos, comme si les étoiles nous écoutaient. Ce qui est vrai, c'est le chapeau, les jetons qu'il y a à l'intérieur, notre main qui les brasse sans les regarder—et l'univers qui prend forme, petit à petit, démocratiquement, autour des coups de dés de chacun.