Le merveilleux de l'ordinaire

Olivier Breuleux
le 3 juillet 2016

Qu'est-ce qu'il y a à manger… se demanda Karine après avoir enclenché la cafetière. Il lui restait cinq croissants dans un sac en papier, et elle en mangea deux sans prendre la peine de les réchauffer.

Elle sortit à l'extérieur et monta dans sa vieille Mazda rose bonbon. Elle tourna la clé dans la serrure de l'allumage, faisant geindre le moteur, qui ne demandait qu'à pouvoir dormir un peu plus longtemps. Karine tourna la clé encore une fois, la Mazda geignit un peu plus fort, mais elle décida finalement de se rendormir, et au diable les obligations de Karine. Non ! Non ! Non ! pesta-t-elle.

Elle sortit, frappa le capot du tacot du plat de la main aussi violemment qu'elle le put, ce qui lui fit plus mal qu'à l'automobile, et se résigna à appeler un taxi.

Elle arriva en retard. Monsieur Laberge la fusilla du regard.

— Ahh, te voici enfin, dit-il d'un ton aussi mielleux que désagréable. Il nous manque encore l'infographique pour la brochure. Il faut qu'on imprime.
— C'est presque fini, bredouilla-t-elle en marchant en ligne droite vers son petit cubicule.
— Et puis change les couleurs, ajouta monsieur Laberge, le bleu manque de ressort. Mets du rouge à la place.

Du rouge ? Vraiment ? Quel imbécile. Mais c'est lui le patron. Karine était au bord des larmes. Elle alla tant bien que mal chercher les données dans le fichier Excel qu'on lui avait envoyé et les rangea rapidement dans les tranches d'un diagramme circulaire. Ting ! Un message de Francis avec les « nouvelles données ». Karine grinça des dents. Ting ! Un message de monsieur Laberge qui demande à avoir la brochure immédiatement. Karine s'enfouit le visage dans les mains.

Juste avant midi monsieur Laberge la convoqua dans son bureau. Il était furieux.

— De quelle couleur est la brochure ? demande-t-il avec outrage.
— B-bleue.
— J'avais demandé qu'elle soit ROUGE ! ROUGE !
— J-j'ai pas eu le temps, les d-données…

Rien à faire. Monsieur Laberge était en furie, et Karine avait malheureusement épuisé son indulgence avec ses quelques retards. « Ramasse tes affaires », dit monsieur Laberge alors que Karine sortait de son bureau en reniflant, « et referme la porte derrière toi, j'ai des choses importantes à faire. »

Elle se laissa tomber sur sa chaise chambranlante, découragée.

Karine se réveilla en sursaut, son front ruisselant de sueur. Le grand Oustougrou soit loué, ce n'était qu'un rêve.

Karine reprit son souffle tranquillement, puis marcha vers la fenêtre où brillaient cinq croissants de lune. Deux branlaient sur leurs socles—elle avait si peur qu'ils tombent ! Elle sauta par la fenêtre et atterrit directement sur son otarie. À califourchon sur sa fidèle monture, elle s'éleva dans les cieux, juste à temps pour le lever des huit soleils.


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