Fenêtre sur le monstre

Olivier Breuleux
le 24 avril 2016

J’ouvre les yeux sur l’écran noir de mon ordinateur. Me serais-je assoupi ? Mon petit appartement est éclairé par ma lampe de chevet, une lumière tamisée, dorée, rassurante. Le cadran lumineux du micro-ondes indique trois heures du matin, mais je ne lui fais pas confiance.

Je peux tout voir d’ici. Mon appartement a deux points d’entrée : à ma gauche, la fenêtre, couverte d’un rideau épais. À ma droite, la porte d’entrée, fermée à double tour. Si j’ouvrais les rideaux je verrais probablement un champignon atomique, la Méduse qui me pétrifie du regard, ou bien un homme masqué avec un pistolet braqué sur moi… BAM ! Et derrière la porte, un labyrinthe de couloirs infinis, un cerbère, une armée de démons, une nuée d’araignées, ou un tsunami. Des fois – rarement – il y a le monde réel.

Depuis un an j’ai dû me réveiller des milliers de fois, toujours à l’endroit où je me suis endormi. Mon appartement est le seul endroit où les monstres me laissent tranquille. Est-ce leur grondement que j’entends à l’extérieur, ou le bruit d’un camion qui passe ? Peu importe. Tant et aussi longtemps que je reste à l’intérieur sans faire de bruit, ils ne peuvent m’atteindre. Je me lève et je me couche sur mon lit tout habillé. J’ai le temps : mon entrevue est dans cinq heures. Ma mère a fait des pieds et des mains pour me l’obtenir. « Tu peux travailler de la maison, mais il va quand même falloir que tu sortes de temps en temps… »

Le sommeil ne vient pas. J’ai envie de pisser. Je me lève et me dirige vers la salle de bains, mais la porte est fermée. Comment est-ce possible ? Je ne la ferme jamais. J'avance prudemment vers la porte et j'y appose mon oreille. Aucun son ne filtre, seulement mon cœur qui bat la chamade. Ma vessie crie urgence. Je pourrais prendre une chance. Mais soudain quelqu'un cogne à la porte. Toc ! Toc ! Toc !

— Qui est là ?

Ma voix est toute petite, toute faible. Une minute passe silencieusement, pendant laquelle je doute d'avoir été entendu. Puis une réponse me parvient.

— C'est ta maman ! Ouvre !

Ah, oui… l’entrevue. J'entends le pépiement d'un moineau derrière la fenêtre. Momentanément rassuré, je m'avance pour lui ouvrir, mais une dissonance se présente à mon esprit. Le micro-ondes n'indiquait-il pas trois heures ?

Je vais vers le micro-ondes. Il indique huit heures, mais la moitié gauche du huit clignote. Quand cette moitié est éteinte, le huit ressemble à un trois. L'explication est plausible. Mais alors que je me dirige à nouveau vers la porte je vois que la lumière ne filtre pas derrière les rideaux. Il ne fait pas jour.

Les coups redoublent d'ardeur. Ils savent que je suis ici. Quelqu'un… quelque chose est en train d'enfoncer la porte. Et à l'autre bout, j'entends quelqu'un… quelque chose d'autre gratter à la fenêtre. Les rideaux se gonflent comme si la fenêtre était ouverte et le vent s'y engouffrait, mais j'entends encore des mains ou des pattes gratter la vitre. Un gémissement sourd sous les lattes du plancher monte en puissance, culmine en un hurlement. Des gouttes de sang perlent au plafond.

Je mets mes mains sur mon visage et je geins. Mais d'autres mains se saisissent de mes poignets et étirent mes paupières jusqu'à ce que mes yeux soient nus.

Je tombe de mon lit et mon genou frappe le sol. La douleur achève de me réveiller et je me rends compte que je crie à pleins poumons.

— Mon Dieu, Jonathan, est-ce que ça va ?
— M- maman ?
— Tu ne répondais pas, j'ai utilisé ma clé… encore un de tes affreux cauchemars ? Mon pauvre chéri… allez, lève-toi, je vais te faire un café.

Je m'assois sur le lit. Je dois avoir mauvaise mine. Mais je n'ai aucun miroir chez moi. Je les ai tous cassés, vingt-huit ans de malheur.

— Et prends une douche ! L’entrevue est dans une demi-heure, tu vas te mettre en retard, tu te mets toujours en retard.

L'entrevue… oui, l'entrevue… j'avais pourtant mis mon réveil pour sept heures. Je regarde le cadran pour savoir combien de temps il me reste exactement, mais ce que j'y vois me glace le sang. Les chiffres clignotent. 88:88. La panique embrume mon esprit : un cauchemar dans un cauchemar ? Rien ne semble clocher chez ma mère, mais elle est à l’intérieur. À l’intérieur, rien ne cloche jamais.

Je vais dans la salle de bains. J'actionne la douche et je laisse l'eau couler sur moi. Malgré moi, je fixe les gouttes qui s'écoulent sur les tuiles beiges de la douche, mon esprit se perd, tout semble irréel.

— Pour l'amour du ciel, Jonathan, ferme la porte !

Je ne l'écoute pas. Je sors de la douche sans prendre la peine de m'éponger le corps. Les rideaux de la fenêtre ondulent, comme si le vent s'y engouffrait. Est-ce que j'ai ouvert la fenêtre ? Est-ce que maman a ouvert la fenêtre ? Pourquoi n'a-t-elle pas ouvert les rideaux ?

J'enfile les vêtements que maman a mis sur mon lit. Un veston et une cravate que je n’avais jamais vus avant.

J'ai une idée. Je me dirige vers ma bibliothèque et je prends un livre au hasard. Mes mains tremblent et dégouttent sur les pages qui gondolent. C'est un truc : tout le monde devient dyslexique en rêvant. Si j'arrive à décoder quelques pages, je n'ai rien à craindre. Vite, vite… voilà… L'enseigne du professeur Mangemanche-

Avant que je puisse lire davantage maman me saisit par l'avant-bras et j'échappe le livre par terre.

— Jonathan ! Qu'est-ce qui te prend ?

Elle m'ébouriffe vigoureusement les cheveux avec une serviette et essuie mon visage. Puis elle me fixe, la bouche entrouverte comme si elle cherchait ses mots. Elle se ressaisit finalement, va chercher la tasse de café qu'elle avait posé sur le coin de la table de chevet, et me la met dans les mains.

— Tu vas sécher en chemin. Allez go, on va être en retard.

C'est sous son impulsion que je me dirige vers la porte de mon appartement, celle qui donne normalement sur le corridor renfermé du quatrième étage de mon bloc. Mais qui sait ce que je verrai derrière ? Je m'arrête et j'écoute.

Je pose mon oreille contre la porte.

— Jonathan ?
— Chut !

Pendant dix rassurantes secondes je n'entends rien. Mais alors… un murmure… un grondement… oui… il y a quelque chose. Je me concentre. Je sens que le murmure approche, il rampe, il s'insinue vers moi. Vwoom… Vwooom… Mon regard se jette instinctivement vers le bas, vers les quelques millimètres qui séparent le bas de la porte de son cadre. Je crois déjà sentir des esprits s'y glisser.

Pas de chance à prendre. Je dois percer le mystère pendant que je suis encore en sécurité. Je dois continuer à lire le livre.

Mais alors que je pivote pour retourner dans ma chambre maman se précipite sur la poignée de porte. « Jonathan, il faut y aller ! »

Je n'ai pas le choix. Je la retiens pour l'empêcher de tourner la poignée. Ma tasse de café me glisse des mains et s'éclate en mille morceaux sur le sol, répandant une vague brunâtre, bouillante, sur le sol. Elle me regarde avec un mélange de pitié et de terreur.

— Mais tu es rendu complètement fou !

Maman se dégage et essaie encore d'ouvrir la porte. Elle ne peut pas faire ça, elle ferait rentrer les démons qui fourmillent derrière. Ils approchent. Ils sont là. Je peux entendre leurs murmures sans me coller l'oreille sur la porte. Je retiens maman encore, pris de panique.

Tentant de résister, elle pose son talon sur un morceau de tasse et glisse, perd l'équilibre. Elle s'écroule par terre. Un épais filet rouge coule de sa nuque… je le retrace jusqu'au coin de la table où je dépose mes clés. Du sang s'y coagule.

« Maman ? » Je m'agenouille pour caresser son visage, pour la réveiller. Elle ne bouge pas. Elle ne me voit pas. Le grondement ronronne derrière la porte, familier.

Je m'assois par terre en tremblant, et j'espère de tout mon cœur que c'est un démon.


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