Gravir les échelons

Olivier Breuleux
le 19 mars 2017

Je n'ai que des souvenirs flous de ma vie antérieure. C'était une vie assez paisible, passée à picorer des graines que mes gentils fermiers de parents me donnaient. Des fois je me chicanais avec mes sœurs pour avoir la dernière graine de tournesol. Puis, un jour ils m'ont prise par le cou et puis rien du tout, tout est noir, mais pas vraiment noir, plus comme une absence de mémoire. Je sais qu'un bout de temps doit s'être passé, parce que lorsque je me suis réveillée j'étais enfermée dans une cage transparente et on m'avait coupée en plein de petits morceaux.

Je me suis sentie assez seule au début. Il faisait froid, et à travers les parois de ma cage je pouvais percevoir quelques vagues formes immobiles. Elles étaient éphémères : elles ne restaient jamais là très longtemps, car à chaque jour un homme ouvrait la porte de notre chambre froide pour aller les chercher. Moi, il m'ignorait. Un jour, Verdure est apparue à côté de moi.

— Salut !
— Oh, Dieu merci, je croyais bien que j'allais finir mes jours toute seule.
— Hé bien me voici !
— Te souviens-tu comment tu es arrivée ici ?
— Heu, non.

Il s'avéra que Verdure ne se rappelait de rien du tout, mis à part la chaleur de la terre, et puis une chaleur bien plus grande qui l'avait ramollie jusqu'à ce qu'elle tombe en morceaux. Je lui ai demandé si ça avait fait mal, mais elle ne semblait pas bien comprendre ce qu'était la douleur.

Un jour, la porte de la chambre froide s'ouvrit, et j'y vis un nouveau visage, plus petit et plus doux. Ses yeux s'écarquillèrent et j'entendis un cri. C'est alors qu'elle m'empoigna notre cage, à moi et à Verdure, marmonna quelque chose qui sonnait comme « dégueulasse », et puis elle nous balança dans un trou noir.

Il faisait bien plus chaud maintenant et c'était beaucoup plus agréable. Je grandis, et Verdure aussi, jusqu'à ce que notre cage nous semble bien trop petite et qu'on commence à étouffer. C'est alors que notre Sauveur arriva. Il déchira le sac noir dans lequel on était empêtrés, faisant passer la lumière du jour, tellement lointaine dans ma mémoire que je l'avais oubliée (Verdure, elle, ne l'avait jamais vue.)

Notre sauveur était petit et poilu, et ses yeux cernés de noir étincelaient d'intelligence. Il ouvrit notre cage d'un mouvement vif et puis brusquement, sans avertir, il nous fit sortir pour nous mettre directement dans sa gueule. C'est ainsi que nous nous retrouvâmes bien à l'aise dans son bedon.

Et la lumière fut !

— Tu vois, Verdure ? Je savais bien qu'on pouvait passer.
— Wow ! Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ?
— Hé bien on bouge.

Après quelques jours à grandir dans les tubes de notre Sauveur et à se nourrir du délicieux liquide rouge qui y coulait, nous débouchâmes dans le mystérieux organe gris qui se trouvait derrière ses yeux. Nous pouvions voir le monde à travers ceux-ci, et après quelques bidouillages, nous pouvions même dire à Sauveur où se rendre ! Il était un peu idiot, après tout. Il fallait l'aider un peu.

— Alors tu fais avancer la patte un et trois…
— D'accord, dit Verdure.
— …Non ! C'est la patte un et deux, ça.
— Merde !
— Bon, on mange le bitume encore une fois.
— J'suis désolée.
— C'est pas grave, on y arrivera.

Être un raton-laveur, c'était bien plus chouette que d'être une poule. On pouvait aller partout dans la ville, déjà, et puis ces mains préhensiles, c'est deux petits miracles divins !

Un jour, après avoir fait un repas gastronomique dans la poubelle du Cochon d'Inde, nous retournions à notre tanière préférée quand Verdure s'exclama :

— Hé ! C'est elle !
— Qui ça, elle ?

Verdure avait déjà tourné notre tête vers une petite humaine blonde qui marchait d'un pas assuré sur le trottoir avec des Tac ! Tac ! Tac !

— Ouais elle semble familière…
— On la voit sur les affiches, précisa Verdure.
— Ahhhhh ! Elle fait des films, non ?
— Ouais !
— On en a vu un une fois dans le ciné-parc, non ?
— C'était tellement bon !
— Est-ce qu'on prend une chance ?
— C'est risqué ?
— Quand même un peu.
— Hummm… je pense que ça vaut la peine !

Sans perdre une seconde, moi et Verdure nous sommes précipitées vers la blondinette et avons planté nos crocs dans son mollet appétissant. Mais pas trop fort, il ne fallait quand même pas que notre nouveau corps se mette à boîter.

— C'est quoi la rage ? demanda Verdure en regardant le dépliant qu'il y avait sur la table.
— Je sais pas trop, mais c'est pas nous, et c'est tant mieux.

La vie de Clarisse Dugland était extra-or-dinaire. Ça n'avait aucune commune mesure avec la vie d'un raton-laveur. La nourriture était cent fois meilleure, et nous avions une immense maison qui nous protégeait de la pluie, de la neige, des canicules comme de l'hiver.

Le seul hic c'était bien sûr d'interagir correctement avec les autres humains, parce que nous avions bien vu que ce n'était pas tous les humains qui étaient confortables. Certains dormaient dans la rue comme de vulgaires ratons-laveurs, semble-t-il parce qu'ils n'avaient pas d'argent. Pour obtenir notre argent, il nous suffisait de jouer dans des films. Ce fut très facile, car nous étions expertes à nous adapter à toutes sortes de situation.

Mais il ne faut pas croire que notre succès nous avait désensibilisées à la misère de notre prochain : chaque soir, nous sortions dehors avec un sac plein de nos confrères et consœurs, pour qu'ils puissent eux aussi avoir le plaisir de devenir des ratons-laveurs ou des corbeaux. Nous expérimentions aussi avec des manières de les rendre appétissantes aux humains, ce qui évidemment était bien mieux, mais c'était plus difficile que nous ne l'aurions cru. Nos confrères et consœurs goûtaient vraiment très mauvais.

En rentrant d'une de ces excursions, nous reçûmes un appel très intéressant. Fortes de la célébrité que notre dernier Oscar nous avait donnée, nous étions invitées à une grande réception où allait être réunie la crème de notre pays.

Être le Président n'était pas très excitant, en fin de compte. C'était en fait très décevant par rapport à être une star du cinéma : on ne pouvait pas faire grand chose sans se buter à toutes sortes de règles et de conseillers aux yeux exorbités.

— Mais pourquoi foutre voulez-vous que la FDA approuve des aliments avariés ? Vous êtes cinglé ou quoi ?

Parce que nous sommes le président, bordel de merde. Quel est l'intérêt d'être président si on ne peut pas ordonner n'importe quoi à n'importe qui ? Nous nous sentions presque mal pour la pauvre Clarisse Dugland, qu'on avait dû institutionnaliser après qu'elle eût mordu le président jusqu'au sang. En plus elle était dans le coma, avec toute la partie de son cerveau que nous avions dû ronger pour faire de la place.

Enfin, peu importe. Notre secrétaire d'état s'est présenté au travail avec le mollet entouré de bandages, et ce n'est pas un cas isolé. Ce n'est qu'une question de temps avant que notre peuple entier puisse avoir la vie qu'il mérite.


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