Le mauvais côté du miroir

Olivier Breuleux
le 13 mars 2016

Une autre nuit, une autre conquête. Lorsque je me suis réveillé elle était encore endormie et le soleil se levait à peine. Tant mieux – elle n'était pas mon genre. Je me suis levé, j'ai enfilé tous les vêtements que j'ai pu retrouver, mon t-shirt à l'envers, et je suis sorti en tâtonnant par la porte à l'opposé de celle par laquelle j'étais entré.

Mon esprit était encore fort embrumé et après une bonne quinzaine de minutes à errer dans les rues du Plateau je réalise soudainement que je me suis perdu. Je me rends à la prochaine intersection pour regarder le nom des rues. Je suis au coin des rues Laval et… Lechar ?

J'interpelle un badaud qui, curieusement, porte également son chandail à l'envers. Je lui demande où se trouvait la rue Mont-Royal, il ne semble pas comprendre, puis il me demande si je veux dire la rue Tronc-Moyal, finalement il me dit de tourner à droite, tout en pointant à gauche. Il me dit merci, par réflexe je lui réponds qu'il est le bienvenu, et puis regardant à gauche pour traverser la rue je manque me faire frapper par une automobile venue de la droite.

Ce n'est qu'à ce moment que je réalise que je suis du mauvais côté du miroir.

Il vous est certainement déjà arrivé de rentrer accidentellement dans un miroir et de vous retrouver dans le monde étrange qui se trouve de l'autre côté, où la gauche est la droite, le nord est le sud, l'État paie les travailleurs et les étudiants désapprennent la médecine à l'université.

Habituellement vous vous en rendez compte rapidement, car rien n'est à sa place : les draps sont sous le lit, les chaises sur les tables et on ouvre grand les rideaux tous les soirs. Il suffit alors de revenir vers le miroir duquel vous êtes sorti et de le franchir à nouveau.

Il n'est évidemment possible de franchir un miroir que lorsque votre reflet n'est pas au rendez-vous. Peut-être est-il malade ou en retard. En ce cas il n'y a pas de résistance à votre passage. C'est également pour cette raison qu'il faut revenir par le même chemin par lequel on est entré, car le reflet dans ce miroir, ce serait vous, mais vous êtes déjà de l'autre côté.

Je dois absolument retrouver le bon miroir, mais je ne sais plus où il se trouve.

Bref, je suis dans la merde.

J'essaie de me rappeler du nom de la fille avec qui j'ai couché. Je crois que ça commençait par « C ». Catherine ? Christine ? Cassandre ? Chloé ? J'essaie de les inverser dans ma tête, mais de toutes façons je ne vois pas comment je pourrais retrouver une fille juste avec son prénom et la couleur de ses yeux (bruns ? bleus ? verts ?)

Ma meilleure chance est de retrouver le club où on se trouvait et d'espérer que quelqu'un y ait vu nos reflets. Ça, je me rappelle du nom : le Night Boost. J'ignore un taxi, il m'embarque, et me voici au Slow Day.

Je me fraie un chemin à travers les fêtards qui font la file pour sortir avec des verres pleins.

À l'intérieur du Slow Day règne un silence quasi complet. Une centaine de personnes poireautent immobiles sur le plancher immaculé. Je suppose qu'elles viennent ici pour échapper à l'atmosphère survoltée et remplie d'énergie sexuelle qui sévit partout ailleurs.

Je m'assois au bar et je demande une bière. Le barman me donne un verre vide et un billet de cinq dollars. Je lui pose la question :

— M'avez-vous déjà vu ici ?
— Non, me répond-il, je ne vous ai jamais vu ici.

J'étouffe un juron et contemple mon verre vide. Je me demande où les personnes à la sortie ont pris leur alcool.

— Moi, je vous ai vu !

Je me retourne. C'est une femme magnifique, quoique portant son slip sur la tête.

— Avec qui ?

La femme me regarde curieusement. Elle régurgite une lampée de liquide ambré dans son verre à moitié vide, ce qui me donne la nausée. Puis elle ajoute un énigmatique « Oui, je comprends », baisse les épaules et s'en va.

En fin de compte, le barman vient à ma rescousse :

— Je ne vous ai pas vu avec une fille rousse.
— Ce ne devait pas être Latanche, ajoute une femme assise au bar.

Je ne relate pas toute la conversation, j'ai un mal de bloc juste à essayer de m'en rappeler, mais toujours est-il que je finis par retrouver le reflet de l'amie laide de Latanche, enfin, de Chantal, qui m'informe gentiment de son adresse, sans méfiance aucune.

Il faut dire que je venais de me trahir en recrachant une coulée de salive dans mon verre, pour faire comme les autres, mais apparemment il y a un truc. Lorsqu'ils se sont rendus compte que j'étais perdu de leur côté, ils se sont mis à crier d'épouvante, hilares.

Je cours vers le coin des rues Tamanta et Yerbo, où Latanche habite. Une femme en laisse urine sur une borne fontaine, et en me retournant pour mieux regarder je manque glisser sur le trottoir sec.

Je trouve finalement son appartement, qui se trouve au troisième sous-sol. La porte est débarrée. En entrant, je vois Latanche qui verse ses céréales dans son lait. Elle me dégoûte.

Je retourne de mon côté du miroir, haletant, mais soulagé.

Chantal m'y attend, vêtue d'une robe de chambre et d'un beau sourire. Elle a préparé le déjeuner. Pris de panique, je me retourne, mais mon reflet me bloque le chemin.


Lire une autre histoire