La maison hantée

Sophie Breuleux
le 21 août 2016

Le plancher craque, oui, mais pas plus que dans n’importe quelle autre maison d’époque, rassure l’agent immobilier en se léchant les babines : il avait toujours eu le flair pour les commissions. La propriétaire lui en avait promis une particulièrement juteuse : dix pour cent du prix de vente, et tout cela à cause de quelques petites fantaisies de l’esprit… des fantômes ! Des fantômes ! Et puis quoi encore ? Des démons ? Des goules ? Il n’en a rien à faire des fantômes. George a une femme en cloque, et compte bien récolter la commission pour profiter de leurs derniers instants sans enfants pour une petite retraite dans les Caraïbes.

La femme est la première à le rejoindre au salon, une beauté au teint pâle et aux grands yeux noirs en amande, puis arrive le mari, un homme de peu de mots, et leurs adorables petites filles, deux blondinettes se tenant par la main. Une fois tout le monde bien installé, il commence son petit exposé.

— Les moulures ont été refaites sur le modèle original de la maison, datant de 1874, et ont été créées par le même menuiser qui, vous allez voir, a fait les magnifiques armoires de la cuisine. Si vous me le permettez, le cachet de cette maison est vraiment in-trou-va-ble ailleurs.

Il fait un signe de baiser en claquant ses lèvres près de ses doigts fermés, et se retourne vers la cheminée.

— La cheminée, quant à elle, mériterait à elle seule le prix de vente…
— Avez-vous vu nos poupées ? murmurent à l’unisson les deux petites filles. Leurs voix de crécelles l’irritent.
— La cheminée…
— Nos poupées, nos poupées, sont toutes brûlées… renchérissent les fillettes.

Il se retourne vers elles, un faux sourire scotché aux lèvres.

— Oui, oui, haha… il faut bien faire attention à ses poupées !

Il retourne à ses moutons : la cheminée.

— Bon… comme je disais. La cheminée est parfaite comme chauffage d’appoint, ou tout simplement pour le plaisir. Imaginez – une petite signature, et vous voilà devant ce merveilleux feu, les petites en pyjama, toutes propres de leur bain, à faire griller des guimauves. Comme je dis toujours à ma femme, ce n’est pas un feu de foyer, c’est une machine à souvenirs !

Une légère brise s’engouffre dans la maison. Elle siffle à travers les interstices des fenêtres, et glace le courtier jusqu’aux os.

— Aha ! Je crois qu’on va devoir l’allumer plus tôt que prévu, n’est-ce pas !

Il sautille sur place pour se réchauffer, y peine un peu, mais ne perd pas de son enthousiasme.

— Vous pouvez me suivre jusqu’à la chambre des maîtres.

Le petit groupe entre dans une magnifique chambre à coucher, bien éclairée et avec salle de bain en suite.

— La chambre est spacieuse, avec les fenêtres en alcôve, qui donnent un petit aspect intime à la chambre. Les murs sont aussi très… isolés, si vous voyez ce que je veux dire.

Il leur adresse un clin d’œil qu’il espère être juste assez salace.

— Sauter, sauter, sur le lit, que le monde est petit.

Le courtier grince des dents devant le manque flagrant de décorum des deux fillettes qui sautent maintenant allègrement sur le lit. Il se force à les ignorer, il ne voudrait pas vexer les parents, qui ne semblent pas se préoccuper du comportement de leur progéniture.

— Vous pouvez me suivre à la salle de bain.

Il y est presque rendu lorsqu’il entend d’étranges grincements, rires et couinements.

— Sauter, sauter, regardez ce que nous avons trouvé !

Il se retourne, et les petites filles sont maintenant à genoux par terre. Elles tiennent des vieilles coupures de journaux dans les mains. Il aperçoit le titre : Meurtre sordide – elles n’avaient que six ans !

— Je sens beaucoup de souffrance ici, murmure la plus petite des deux fillettes avant de se taire.

Elle reste silencieuse quelques secondes, puis saute à la gorge de la plus grande. Elle l’étouffe, pendant que les parents observent sans émotion le papier peint. Elles rient maintenant, leurs yeux ténébreux fixés sur lui.

Oh mon dieu. Oh mon dieu. La maison est hantée. Oh mon dieu. Je croyais qu’elles étaient venus avec les acheteurs, mais ce sont elles les fantômes ! Ces spectres vont ruiner ma vente ! réalise George avec horreur. Il pose son regard sur les parents, qui observent maintenant le plancher de bois franc. J’espère que ces pauvres bougres ne s’en apercevront pas avant d'avoir apposé leur signature !

Pense à ta famille, George, pense à ta famille, se dit-il en se forçant à continuer la visite.

— Nous allons maintenant aller vers la chambre d’amis… une chambre parfaite pour des invités. Pas très spacieuse, mais confortable, et avec une jolie vue sur la cour…

Il les amène à la chambre, et s’apprête à continuer son discours, mais les petites filles courent partout, le clouant sur place avant de s’échapper par la penderie reliant les deux chambres.

— Donc comme vous voyez, la fenêtre a une très jolie vue, et il y a beaucoup de place de rangement dans le garde-robe. Les petites fantômes ont disparu. Pour de bon, espère George.

— Il nous reste également à visiter la chambre d’enfants… affirme George d’une voix cassante.

Les petites filles y sont déjà. Elles jouent aux poupées sur le lit. Le cœur de George remonte et se perd dans sa gorge.

— La chambre d’enfants est très… très confortable. Le tapis est pratique pour… pour…
— Regardez, regardez, ce qui est caché, rigolent les petites filles.
— Le tapis est pratique pour les jeux et empêcher les blessures… continue George de peine et de misère.
— On danse, on saute, puis on ARRACHE !

Les fillettes soulèvent le tapis, où se cachait un rat mort. L’agent s’excuse, court aux toilettes, vomit son dîner, et revient seulement après s’être aspergé le visage d’eau froide.

— Rat, attaque !

La plus grande des petites filles lui lance le rat au visage, qui retombe à ses pieds dans un bruit sourd et gluant. George éclate en sanglots.

— Je ne peux… je ne peux pas. Je ne peux pas !
— Quoi, vous ne pouvez pas ?
— La maison est hantée ! Hantée ! La maison est…Les petites… les… les petites… Il hoquette, incapable de finir sa phrase.
— Mais quoi voyons ? Quoi, la maison est hantée ?
— Les petites… les petites filles…
— Quoi les petites filles ?

La plus petite croque dans le rat à pleines dents.

— Les… les… Dieu nous vienne en aide… Il pleure de plus belle.
— Adrienne ! Qu’est-ce que j’ai dit ? Demande la femme, furieuse, en arrachant le rat de ses mains.
— Désolée. Je vous jure, elles mettent tout en bouche.

Le courtier la regarde gronder les fillettes, effaré.

— Ce sont… ce sont vos filles ?
— Bien sûr que ce sont nos filles, affirme l’homme, royalement confus. Vous croyiez qu’elles étaient à qui ?
— Elles sont un peu dissipées, mais quels enfants ne le sont pas ? ajoute la femme en serrant ses petites filles sur sa poitrine.

George regarde les deux petites filles s’extraire des bras de leur mère, et se disputer le rat avec appétit. Après combien de temps peut-on demander un avortement ? se demande George.


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