Ahhhh, enfin… dit l'Archimage Fragg à la silhouette encapuchonnée qui se tenait devant lui.
Il se sentait comme pris dans le brouillard. Après avoir été gelé dans le temps et l'espace pour si longtemps, ses doigts vibraient de chaleur retrouvée. C'était désorientant, mais plaisant.
La silhouette se prosterna devant lui, une marque de respect qui acheva de le réchauffer.
— Relève-toi, lui intima l'Archimage, et laisse-moi te regarder.
L'autre se redressa rapidement et fit glisser son capuchon derrière sa tête. L'Archimage faillit sursauter à le voir—était-ce un troll ? Ses cheveux bleus et les rangées d'anneaux qui lui pendaient au nez et aux lèvres semblaient le confirmer, mais d'un autre côté il n'avait pas la peau verte, et il ne puait pas le crocodile. Non… non, c'était bien un homme, quoiqu'il avait l'air un peu bizarre.
— Comment t'appelles-tu ?
— Rob.
— Ah. Tu dois être un magicien assez talentueux pour avoir été capable de briser le sceau de M… de Merlin.
Fragg faillit s'étrangler en disant le nom de son ennemi juré : Merlin, défenseur auto-proclamé des Moldus, ces gens simples qui ne connaissaient pas la magie. Merlin voulait que les Moldus puissent suivre leur propre chemin, à l'abri de la dictature bienveillante des Archimages. Fragg et les autres Archimages avaient évidemment refusé de se prêter à cette expérience idiote, mais au lieu de revenir à la raison, Merlin s'était retourné contre eux… contre sa propre caste ! La gorge de Fragg se serra en se remémorant l'humiliation que ce salopard leur avait fait subir.
— Euh… dit Rob en rougissant.
— Ne sois pas modeste, mon garçon, dit Fragg en pointant du doigt le brillant pentagramme vert qui ornait le sol, si lumineux qu'il en était presque aveuglant. Il est magnifique ! Comment as-tu fait ? Est-ce une incantation de la Kabbale ? Ou bien as-tu utilisé la voie de la Nature ?
— Non, c'est…
Rob se dirigea vers le mur du caveau où une échelle était accotée. Derrière Fragg, les sept autres Archimages retrouvaient leurs couleurs. Ils émergeaient de leur long somme, impatients de retrouver la place qui leur revenait dans le monde. Fragg frissonna en pensant à ce que devait être un monde mené par les Moldus. Qu'il devait être sombre ! Qu'il devait être froid, cruel, décadent ! Il regrettait presque d'avoir été réveillé et d'avoir à y faire face, mais en même temps il en allait de son devoir de sorcier de réparer la société et de gommer l'influence maléfique de Merlin.
Soudain le pentagramme se mit à bouger et Fragg fut ensuite ébloui par un soleil vert accroché au plafond. Il recula de trois pas, manquant écraser les pieds de l'Archimage Archibald qui se trouvait derrière lui. Dans de telles circonstances il se serait normalement attendu à entendre la voix tonitruante de Dieu, mais seule retentit la voix à peine pubère de Rob.
— Ça m'a pris cinq heures à le découper, dit-il en brandissant un bout de carton. Après ça j'ai juste eu à allumer une lampe de poche de l'autre côté.
Il fit clignoter le pentagramme trois fois avant que Fragg ne le lui arrache des mains.
— Arrête, siffla-t-il, on va se retrouver avec un cerbère infernal sur le dos si tu continues.
— Ah ?
— En tout cas c'est un sortilège intéressant. Comment conjures-tu la flamme verte ?
— La flamme verte ? Euh… je pèse sur le bouton sur le côté… dit Rob en s'exécutant.
— C'est tout ? Un tel sort ne devrait tout de même pas être aussi simple… enfin, peu importe.
— Ce n'est pas un sort, c'est juste de la technologie.
— Hein ?
L'Archimage Archibald s'éclaircit alors la gorge, car il avait une question urgente à poser.
— En quelle année sommes-nous ? demanda-t-il.
— 2017, répondit Rob.
— Quoi ? 2017?! s'exclama Fragg. Nous avons passé cinq cents ans dans ce caveau ? Quelle horreur…
— Qui est le Roi ? demanda Archibald. J'ose espérer que c'est encore un Tudor.
— La reine Élizabeth. Mais elle ne fait pas grand chose, c'est surtout le Parlement.
— Le Parlement ? Les Lords ? Quelle horreur !
— En fait il est élu démocratiquement.
— Une démocratie ? C'est encore pire !
Les Archimages bouillonnèrent d'indignation. En quelques petits siècles, le monde s'était manifestement enlisé dans l'anarchie la plus complète.
— C'est intolérable !
— Il faut agir !
— Immédiatement !
Fragg se retourna vers Rob.
— L'heure est grave et il n'y a pas une minute à perdre. Nous avons besoin de renforcements. Commençons par nous rendre à la loge londonienne des Francs-Maçons. Peux-tu nous y mener ?
— Je ne sais pas où c'est, mais…
— Ce n'est pas grave, dit Fragg. Je vais conjurer une carte.
Fragg commença à fredonner une vieille mélodie qui décrivait le nom d'un ancien Dieu, le Dieu du Nord, de la Tere et du Soleil, le phare omniprésent qui éclairait le monde. Les doigts de Fragg, chauds et lestes comme auparavant, s'agitèrent dans l'air, au début par sa propre volonté, puis le Dieu du Nord prit le contrôle et traça les contours des routes et des…
— J'ai trouvé ! dit Rob.
— Quoi ?
Fragg perdit sa concentration et la brume blanche dans laquelle il sculptait sa carte s'évanouit soudainement.
— Nous pouvons nous y rendre en trente-trois minutes en marchant, ou douze minutes si on prend le bus sept.
Le doigt de Rob était posé sur une étrange tablette qui montrait un fouillis de lignes et de noms. D'un mouvement de l'index et du pouce, la carte qu'il y avait sur la surface s'agrandit et Flagg pouvait voir une épaisse ligne bleue se rendre jusqu'à un point rouge. Le texte disait : « Loge des Francs-Maçons ».
— Mais quelle est cette magie ? demanda Fragg, confus.
— C'est pas de la magie, c'est de la technologie, répondit Rob, confus par sa confusion.
Fragg n'avait aucune idée de ce que Rob voulait dire, mais décida de ne pas insister. Ce Rob n'était pas honnête avec lui. Il était clair qu'un nouvel ordre de sorciers était né pendant qu'ils dormaient et il devait faire très attention. Foi de Fragg, ces arrivistes n'allaient pas l'embobiner si facilement.
— La sortie des catacombes est par là, dit Rob en pointant vers un escalier plongé dans le noir et qu'il illumina avec sa tablette.
Je dois mettre la main sur l'une d'entre elles, se dit Fragg.
— Nous allons nous séparer en plusieurs groupes, dit-il à Rob une fois qu'ils furent rendus dehors. Toi et moi allons à la loge. Jeanne et Mercator iront chercher les ingrédients nécessaires à certaines potions et sorts dont nous aurons certainement besoin plus tard. Archibald nous trouvera des montures. Si nous avons besoin de communiquer… as-tu du papier ?
Heureusement, le mystérieux jeune homme en avait, et Fragg murmura de complexes incantations pour le changer en papier-oiseau. Il donna quelques feuilles à Rob et à chacun des Archimages.
— Nous n'aurons qu'à écrire nos messages sur ce papier et de le jeter au vent. Il volera à se destination aussi rapidement qu'une hirondelle. Ingénieux, n'est-ce pas ? expliqua Fragg en faisant un clin d'œil.
Rob se contenta de l'observer, un peu embarrassé. Puis il sortit quelques tablettes de sa poche et dit :
— Oui, c'est… bien. Mais avant que j'oublie, j'ai des téléphones mobiles pour vous. Tous intraçables. C'est très simple : chaque téléphone a un nom de code. Si on veut parler à quelqu'un d'autre il suffit de toucher le nom de code de la personne, et puis on peut parler à travers le… la boîte. On peut aussi écrire des messages si vous préférez.
— Mais est-ce que c'est aussi vite qu'une hirondelle ? plaida Fragg un brin frustré.
— Heu, oui… c'est plus vite, en fait. Juste… juste un peu plus vite, répondit Rob en rougissant.
Cela leur prit un peu plus d'une demi-heure pour arriver à la loge, pendant laquelle Fragg passa proche de la mort trois fois. Les routes de Londres étaient infestées d'étranges carrioles de métal, qu'aucun cheval ne tirait. À chaque fois qu'il pointait du doigt une manifestation évidente de la plus noire des magies, Rob niait.
— Ce n'est pas de la magie, insistait-il.
Ce n'est pas de la magie, mon cul, pensa Fragg alors qu'un oiseau monstrueux fendait les cieux, laissant une longue traînée nuageuse derrière lui. Pas même le grand Phénix, qui nécessitait le sacrifice de deux nouveaux-nés, n'avait une taille comparable.
À mi-chemin il avait entendu le chant étrange d'un autre oiseau qui s'avéra être la tablette de Rob. « Archibald ? » demanda-t-il à la boîte, comme s'il était rendu fou. Puis : « Non, monsieur l'inspecteur, je ne sais pas non plus pourquoi quelqu'un essaierait de voler une carriole. » Fragg aurait pu lui donner une bonne douzaine de raisons.
Les Francs-Maçons sauront quoi faire, se dit-il en poussant la porte de la loge. Ils étaient des amis de la magie, eux. De vrais amis. Mais, hélas ! La réception fut bien plus froide qu'il ne s'y attendait.
— Je ne vous ai jamais vus ici, dit le majordome à l'accueil, un homme méprisant aux cheveux et à la moustache laqués. Avez-vous votre carte de membre ?
— Une carte de quoi ? Je suis Fragg le Frab… le Fabuleux, Archimage de ce pays. D'importants objets magiques ont été cachés ici en cas d'urgence, et croyez-moi, la situation ne saurait être plus urgente qu'elle ne l'est en ce moment. Si vous êtes un ami de la magie, vous allez nous laisser rentrer, moi et mon… collègue, sur le champ !
— Mon cher monsieur, si vous ne pouvez me montrer votre carte de membre, je dois vous demander de quitter… calmement s'il vous plaît, à défaut de quoi je me verrai obligé d'appeler la police !
Fragg vit rouge. Il serra les dents, et le feu et la puissance sacrées de sa magie étincelait dans ses yeux. Le pouvoir du Phénix. Le feu et les éclairs dançaient entre ses doigts.
— NON ! hurla-t-il d'une voix tonitruante qui fit trembler le sol.
Il lança un éclair sur le majordome, dont les jambes se dérobèrent.
— Personne ne m'empêchera de passer ! lui dit-il.
Le majordome se releva, chancelant. La peur se lisait dans ses yeux. « À l'aide ! » cria-t-il d'une voix brisée, mais nul n'avait le pouvoir de s'opposer à la colère de Fragg. Fragg concentra une once de magie dans son poing et le projeta vers l'avant, frappant le pauvre homme avec une ombre qui était solide comme le roc.
Un autre homme s'amena, habillé tout de noir.
— Qu'est-ce qui se passe ? dit l'homme en brandissant un étrange objet noir.
— Ce qui se passe, dit l'Archimage en exhalant une fumée rougeoyante, c'est que je suis de ret…
Sa phrase fut interrompue par une charge de cinquante mille volts dans la poitrine. Il s'affaissa comme un sac de sable, aussi paralysé qu'il l'avait été pendant cinq cents ans. Ce puissant sorcier était-il Merlin, gardant les Moldus depuis tout ce temps, tel un traître immortel ?
Oh, et si seulement j'avais utilisé un sort plus meurtrier. Tout ce dont j'avais besoin était d'une petite roche dans ma main et d'un bon œil, et j'aurais pu la lancer plus vite qu'un faucon… plus vite qu'une flèche… même l'armure la plus épaisse n'aurait pu l'arrêter dans son chemin de destruction. Cela aurait montré à ces infidèles… toute la puissance… de ma magie… se dit Fragg avant de tomber dans le coma.