L'homme insipide

Sophie Breuleux
le 10 mars 2016

Il est très difficile de se relever d’une mauvaise première impression. C’est la raison pour laquelle les gens sourient, serrent des mains, s’efforcent de se rappeler du prénom des inconnus, et s’excusent au moment de leur échec. Des formations entières sont consacrées à faire une meilleure impression. Jean Joseph Beaulieu est une des rares personnes en nécessitant une deuxième, tant la première est rapidement oubliée.

Rien ne dépasse, rien n’accroche, rien ne ressort chez lui. Il n’est ni grand, ni petit. Ni gros, ni mince. Ni drôle, ni triste. Même son nez ne réussit à lui donner du caractère. La rumeur veut que sa mère, une femme polie, l’ait oublié à la station service à l’été de ses cinq ans. C’était de sa faute, vraiment, car il avait récemment arrêté de pleurer lorsque sa mère le laissait seul, ce qui s’avérait être la seule manière qu’elle avait de se rappeler de l’existence de son rejeton. Il passa la plus grande partie de son enfance et de son adolescence à être ignoré. De toute la classe 6B, il fut le seul à ne pas être tapé par le gros Gagnon.

Cette enfance ne traumatisa aucunement l’homme insipide, qui avait passé cette période de sa vie à faire un puzzle. Quand il eut fini, il en colla les pièces et accrocha son œuvre dans le garage de ses parents.

Adulte, ses champs d’intérêt se sont arrêtés à la peinture à numéros. Tous les samedis, il s’installait au salon et s’appliquait à remplir tous les numéros un de sa toile de peinture bleue, pour ensuite appliquer la même couleur dans les numéros 2, et ainsi de suite. Une fois terminé, il appliquait une laque protectrice à son œuvre, et l’accrochait dans le garage de ses parents.

Mais à l’âge vénérable de trente-huit ans, il arriva à la fin de son bac de peinture Sico « Cobalt de Saxon ». C’était le temps de se trouver un nouveau passe-temps pour notre champion de la médiocrité.

Il ne savait pas par où commencer, et donc il ne commença pas. Mais après trois samedis, il commença à vachement s’ennuyer : il était tout de même humain. Il décida donc de faire le tour du bloc à pied. Mais étant de constitution faible, il dut s’arrêter à mi-chemin et s'asseoir sur un banc. Et soudain, regardant droit devant lui (où d'autre pouvait-il poser ses yeux ?), il fut pris d'une épiphanie. La bibliothèque municipale.

Après s'être reposé encore cinq minutes, Jean Joseph entra dans le bâtiment. Tant de livres ! Mais par où commencer ? se dit-il. Il agrippa donc le premier livre de la première étagère de la première rangée : « Les tondeuses électriques » par Sacha Aackard.

Cinq cent trente trois pages. Il n’avait jamais fait une peinture avec autant de numéros ! Il feuilleta les pages et vit qu'elles portaient toutes un nombre important de mots. Il fut empli d’humilité, mais il ne se découragea pas pour autant, car quand on choisit un nouveau passe-temps, il faut s’y tenir : l’homme insipide avait décidé qu’il allait lire tous les livres de la bibliothèque. Sur ce, il se rendit au comptoir d’informations et passa les quelques heures suivantes à laisser passer les personnes devant lui. À la fermeture, l'on remarqua finalement sa présence et il put obtenir sa carte de membre.

Il rentra chez lui, fébrile, et commenca à lire, immédiatement après avoir dîné, s'être brossé les dents et avoir arrosé ses plantes. Il ne s’ennuyait plus. Il va sans dire qu’il était très fier de son ingéniosité.

Le samedi suivant, il se rendit à la bibliothèque dans l’intention de prendre le deuxième livre de la première étagère de la première rangée : « Les tondeuses électriques » par Sacha Aackard.

Bon. Il se dit qu’il l’aimera autant que la première fois.


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