Horace Laframboise, nouveau roi de l'Enfer

Olivier Breuleux
le 11 décembre 2016

Oyez ! Oyez ! Pécheurs de ce monde. Vous vous êtes probablement déjà demandés si l'enfer était vraiment aussi pire que l'on dit… car n'est-ce pas là que se retrouvent tous les plus grands artistes de la Terre ? N'est-ce pas en enfer que vont les prostituées et gigolos et tous ces gens qui savent avoir du plaisir ? L'on vous excuserait de croire que l'enfer est ainsi fait : un lieu de délices et de débauches, une fête continuelle, bref, un endroit sensas pour les Hitler et Staline de ce monde. Vous ne seriez pas bien loin de la vérité ! Mais tout ça, c'est fini. Ter-mi-né. Car en date d'aujourd'hui il y a un nouveau roi en Enfer. Son nom est Horace Laframboise, et ce qui suit est l'histoire de son ascension.

Tout a commencé un jour médiocre d'octobre où la pluie remplissait d'ennui les gens bien autant que les gens mauvais. J'avais été appelé : j'entendais au loin le rituel satanique qui allait m'invoquer. Je frémissais de plaisir en imaginant l'âme juteuse et dodue qu'on allait me vendre en échange de vétilles et j'apparus ainsi dans le salon d'Horace Laframboise.

Le rituel était le plus abject qui m'eût été donné de voir. Cet homme soufflait dans un trombone avec toute la force de ses poumons et appuyait sur les valves dans un ordre plus incompréhensible que le chaos. Avec son instrument diabolique, Horace Laframboise n'entonnait pas seulement un nom de Lucifer, mais tous ses noms simultanément. Son appartement entier tremblait, ses fenêtres gondolaient jusqu'à se fendre, et je ressentais une sorte de malaise, une surdose de mal. Je l'arrêtai donc :

— Me voici, cher fidèle, lui dis-je. Vous pouvez vous arrêter.

Notre futur roi sursauta et lâcha une dernière note discordante avant de se retourner vers moi.

— Qui ètes-vous ?
— Je suis le démon Verrus. Vous avez entonné le rituel pour me faire remonter des profondeurs de l'enfer.
— Quel rituel ? demanda-t-il. Je n'ai pas appelé de démon !
— Mais si, dis-je en pointant son trombone.
— Je ne faisais que jouer l'hymne de l'armée rouge avec mon trombone tout neuf !

Je connaissais bien cet hymne, il était très apprécié de mon groupe de pécheurs favori. Ce qu'Horace Laframboise avait joué était très différent, bien plus proche des quatre sinistres harmoniques de la noirceur absolue que Belzébuth avait fredonnées le jour où il était né.

— Vous n'avez pas l'intention de me vendre votre âme ? lui demandé-je, médusé.
— Que non ! Je suis un bon chrétien, moi ! Je veux m'inscrire à la chorale de l'église, d'ailleurs. C'est pour cela que je pratique.

Ahh, je comprenais mieux, à présent. Chanter les noms des monstres et des abominations qui peuplent l'enfer en plein dans un lieu de culte ! Même Lucifer n'aurait eu le culot de faire quelque chose d'aussi abject à un endroit protégé par la grâce de Dieu ! Je me demandai si la grâce de Dieu survivrait, d'ailleurs, à cet assaut. Je m'excusai du dérangement et me rendis invisible pour observer Horace encore un peu.

Ne me voyant plus, il continua à souffler dans son trombone, et ce qui en sortit avait la pureté des ténèbres : des notes si croches que même la notation des musiques infernales aurait peiné à les représenter.

J'étais comblé d'avoir découvert cet être exceptionnel et je me mis donc à le suivre de près. Un jour, il concocta un autre rituel, une potion qu'il suffisait de boire pour se trouver possédé par une puissance maléfique. Étant un démon de classe supérieure, pour que je daigne posséder un cultiste, il faut qu'il ou elle ingère une potion passablement infernale. Et pour créer une telle potion il faut avoir une grande imagination dans la torverie.

Je me lovai dans son esprit et je goûtai la potion alors qu'il la buvait. Elle avait le goût du soufre et de la bile, la consistance d'une gelée remplie de caillots, et elle était si vile que je me trouvai encore en surdose. Je lui sussurai mentalement :

— Tu peux arrêter. Je suis là.
— Qui êtes-vous ? fit-il alors, paniqué. Qui est rentré dans ma tête ?
— Mais, c'est Verrus, voyons. En ingérant ce poison tu as créé une place pour moi.
— Ce poison ? Quel poison ? Je suis en train de manger une soupe.

Je n'en croyais pas mes oreilles.

— Une soupe ?
— Ouais, il me restait pas beaucoup de trucs dans mon frigo et j'ai tout mélangé dans de l'eau bouillante, ça fait une soupe. C'est ça qu'on fait avec les restes, non ? On peut même mettre ce qui est périmé ou moisi, c'est pas grave vu que c'est bouilli, ajouta Horace en croquant dans une gousse d'ail qu'il avait mis dans sa soupe en négligeant de l'émincer ou d'en enlever la peau.

Pas même Lucifer n'aurait servi cette infâme bouillabaise à ses pires invités, et cet homme s'en empiffrait comme si c'était du pudding. Il devait véritablement être l'incarnation du Mal. Tout excité, je lui offris un poste à sa mesure :

— Ma foi, dis-je, nous avons besoin d'un nouveau cuisinier en enfer. Serais-tu intéress..
— Non, répondit-il, catégorique. Je ne suis pas un démon.
— Quel gaspillage de talent culinaire !
— Je ne gaspille rien ! Nous recevons un pasteur invité du Nigeria dans notre paroisse, et je me suis porté volontaire pour préparer les en-cas.

Encore une fois je m'avouai vaincu : sa méchanceté dépassait les bornes de mon imagination.

Je continuai à l'espionner et force était de constater que la noirceur de son cœur était si éclatante qu'elle aurait éclipsé la nuit. Il n'y avait aucun aspect de sa vie où il ne se montrait pas odieux : non seulement il ne se lavait jamais les mains en sortant des toilettes, mais il empoignait les poignées de porte fermement pour y étaler ses germes. Il n'utilisait jamais son signal clignotant, il ne laissait jamais de pourboire, et lorsqu'il plaisantait, ses blagues étaient si mauvaises que le malaise qu'elles laissaient derrière était indélébile. Il ressemblait à un crapaud, sa voix était désagréable, sa poignée de main était aussi molle qu'une miche de pain mouillé, aucune qualité ne brillait jamais dans ses yeux, et il envahissait constamment l'espace des autres.

À côté de lui, Lucifer était un ange, et c'est à ce moment que je réalisai que c'était bien le cas : il y a longtemps, il était l'un des anges de Dieu. Je ne savais plus trop pourquoi il était tombé de ses grâces, mais je ne crois pas qu'il ait jamais perdu sa bonté originelle. C'est pour cela que l'enfer s'ankylosait et devenait de plus en plus plaisant. J'avais mal au cœur en imaginant que l'enfer puisse devenir un nouveau paradis. Un jour, mes craintes se réalisèrent : un grand chef cuisinier était mort et s'était retrouvé parmi nous en enfer pour cause d'athéisme (je déteste les athées : ils sont beaucoup trop polis). Lucifer lui demanda de préparer les repas à la cantine, et à partir de ce moment les damnés souriaient à toutes les fois que c'était le temps de manger et ils en redemandaient.

Trop, c'était trop.

Je m'alliai avec d'autres démons qui pensaient comme moi. Nous nous organisâmes, et très vite nous accumulâmes suffisamment d'effectifs pour défier Lucifer. La seule chose qui nous manquait était un leader, quelqu'un qui partage notre amour du Mal. Et je savais exactement qui il nous fallait.

Nous ouvrîmes un portail entre la Terre et l'enfer, un trou duquel un ouragan de flammes ululait et brûlait tous ceux qui s'y exposaient. Lorsque nous émergeâmes, Horace parlait avec une femme dans une fête. Celle-ci avait commis l'erreur de lui dire qu'il n'y avait pas trente-six manières d'ouvrir une bière, et fidèle à ses habitudes démoniaque Horace avait commencé à lui énumérer les trente-six manières d'ouvrir une bière. La pauvre femme était acculée dans un coin et ne pouvait pas s'échapper. Il y avait d'autres personnes à la fête, mais aucune ne rencontrait son regard, aucune n'entendait ses cris de souffrance. C'était comme si Horace était perpétuellement enveloppé par un halo ténébreux qui flétrissait tout ce qui avait le malheur d'y pénétrer.

J'eus un moment d'hésitation à briser le sort qu'il avait jeté à la pauvre femme, mais l'affaire était urgente.

— Horace ! lui criai-je. Nous avons besoin de toi.
— Encore vous ?
— Nous faisons une révolution contre Lucifer !

Horace marqua une pause. Quelque chose se tramait dans son esprit. Quelque chose d'horrible. Ses lèvres se fendirent d'un sourire odieux.

— Vous avez besoin de mon aide pour vous débarrasser de lui ?
— Davantage ! Lorsque Lucifer sera mort, nous aurons besoin d'un nouveau roi, quelqu'un qui pourra rompre avec ses pratiques absurdes et rendre à l'enfer toute sa splendeur.

Mon offre resta en suspens pendant une longue minute. L'attente était atroce.

— J'accepte, mais à une condition, dit Horace.
— Laquelle ? demandé-je, ayant déjà décidé de l'accorder peu importe ce qu'elle aurait pu être.
— Je veux être responsable de tout. Vous êtes des démons, après tout. Je ne vous fais pas confiance !

Le Mal soit loué ! Rien n'aurait pu mieux me convenir que de laisser à notre nouveau roi le soin de gérer l'enfer au complet. J'étais convaincu que nul démon n'aurait pu arriver à sa cheville.

Inspirée par l'atrocité de sa présence, notre armée vainquit aisément Lucifer. Acculé contre un mur et entouré de mes fidèles conspirateurs, il siffla :

— Vous ne pouvez pas faire cela ! Je suis le Roi de l'Enfer. J'ai été désigné à ce poste par Dieu en personne. Ce royaume me revient de droit.

Je crachai par terre.

— C'est bien ce que je pensais, tu n'as jamais cessé d'être un ange. Hé bien va te faire foutre, Lucifer. Nous avons un nouveau roi à présent, et son nom est… Horace !
— Horace ?
— Horace !

Nous chantèrent ensemble son nom en une délicieuse cacophonie : « Horace ! » « Horace ! » « Horace ! » alors que celui-ci s'amenait fièrement. Je lui demandai ce qu'il voulait faire avec l'ancien roi.

— Enfermez-le, et faites-lui jouer des chants chrétiens en boucle jusqu'à ce qu'il se repente, décréta-t-il.
— Est-ce que vous allez enregistrer ce chant vous-même ?
— Bien entendu, dit Horace.

Le Mal soit loué !

Depuis ce jour, Horace souffle tous les matins dans les cornes de l'Enfer. Il accompagne les tortures des damnés de musiques si infernales qu'ils se remplissent les oreilles d'araignées pour s'assourdir et se réconfortent en les entendant gratter leurs tympans. Le cuisinier honni de Lucifer a été rétrogradé et la cuisine d'Horace est si ignoble que lorsque les oiseaux de l'enfer volent au dessus des damnés, ceux-ci lèvent la tête et ouvrent grand la bouche pour se rincer la bouche avec leurs fientes. Et il paraît même que Dieu, en contemplant toute cette misère, songe à assouplir les critères d'admission au Paradis !

Une chose est certaine, en tout cas : grâce à Horace Laframboise, notre leader bien-aimé, le Mal a finalement triomphé.


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