La visite du Hollandais Volant

Olivier Breuleux
le 18 décembre 2016

La première fois que j'ai vu le Hollandais Volant, le soleil était à son zénith, mais il était complètement obscurci par de titanesques nuages noirs. La seule lumière qui nous parvenait provenait des éclairs et de leurs reflets sur le pont mouillé. Aucun d'entre nous n'avait jamais vu une tempête comme celle-là. Le vaisseau roulait sur les vagues, grinçant et geignant – il attendait que la mer le casse.

J'écopais l'eau de pluie qui s'accumulait sur le pont, pensant à la vie. La plupart d'entre nous avions quelqu'un qui nous attendait quelque part, qu'on aimait et qui nous aimait. Ma petite amie habitait à Boston. Elle s'appelait Clara, elle était toute mignonne avec ses taches de rousseur et son grand sourire. Elle riait à mes blagues et donc je l'aimais. Je lui avais promis de lui écrire à chaque occasion, mais ce jour-là, dans la noirceur, je pleurais en pensant que la prochaine lettre qu'elle recevrait annoncerait ma disparition.

Comme pour me donner raison le bateau tangua violemment, me lançant de babord à tribord et par-dessus le bastingage. Je tombai vers les eaux tumultueuses et je crus que la mort arriverait sous peu, mais mon pied se coinça entre deux barreaux, se tordit et cassa, et ma chute fut arrêtée.

Peut-être que la douleur me faisait délirer, mais alors que je pendais au-dessus des abysses et que la pluie me battait le visage, je regardais vers l'horizon et j'y vis un grand bateau phosphorescent qui volait bien haut. Il fendait l'air comme une feuille morte planant sur un vent léger, et lorsqu'un éclair le frappa, il passa directement à travers. Il allait vers nous.

Quatres grandes mains me tirèrent sur le pont et me remirent à l'endroit. Alors qu'on m'amenait à l'abri, je jetai un regard par dessus mon épaule et je vis le Hollandais Volant s'évanouir dans la tempête.

« Il venait pour moi, » dis-je à mes camarades d'une voix blanche. « Il venait pour nous tous, » répondirent-ils.

Mais quand notre bateau accosta à Rotterdam, mes camarades avaient convenu que je portais malchance et ils refusèrent que je reparte avec eux. Je les ai crus. Le bateau à la lumière glauque hantait mes rêves. Peu importe à quelle vitesse je courais ou ramais pour m'enfuir, il me rattrapait toujours. « Il ne sert à rien de s'enfuir », disait le vaisseau avant de me dévorer.

Je suis donc resté à Rotterdam. Au début j'écrivais à Clara chaque jour, fabriquant toutes sortes d'excuses pour repousser mon retour. Puis c'était une fois par semaine, une fois par mois, et ensuite nous avons tous les deux arrêté en même temps, comme par un accord tacite. Cela ne m'apporta pas outre tristesse : je m'habituais à ma nouvelle vie. J'appris l'ébénisterie. Je rencontrai Gretchen, la fille du boulanger qui remplissait de petits pots de la plus délicieuse des confitures. Elle devint ma femme, et nous eûmes trois beaux enfants, deux garçons et une fille.

Petit à petit mes rêves se calmèrent, et j'oubliai le vaisseau maudit.

La deuxième fois où je vis le Hollandais Volant, je m'étais levé avec le soleil et j'étais parti dehors faire une promenade. Le ciel était gris et l'air était calme. Je marchai lentement vers le port et quand l'océan apparut sous mes yeux… je le vis aussi, très loin à l'horizon, mais reconnaissable d'entre tous. Le Hollandais Volant flottait cent mètres au dessus de l'eau et il brillait doucement. Quand la tempête ne l'entourait pas, il avait l'air paisible.

Je remarquai qu'il s'en allait vers le port. C'était étrange, car la légende voulait que le Hollandais Volant soit sous l'emprise d'une malédiction qui le condamnait à errer autour du monde jusqu'à la fin des temps, sans jamais s'arrêter ou jeter l'ancre. Un instant je fus pris de panique et je pensai à m'enfuir loin, très loin, puis je me rappelai mes rêves. « Il ne sert à rien de s'enfuir, » le Hollandais Volant me rattrapera toujours.

J'arrivai au port – presque vide à cette heure – juste au moment où le vaisseau voguait vers un quai libre. C'était un soixante-quatorze, magnifique avec sa coque en chêne noir et ses grandes voiles blanches immaculées. Il accosta dans un silence presque parfait : le seul son que je pouvais entendre était la cacophonie des mouettes qui volaient à travers le vaisseau comme s'il n'était pas là. Des frissons me parcoururent l'échine. Va-t-en, intimai-je. Mais le vaisseau ne bougea pas.

— Viens-tu ?

Je levai le regard. Le capitaine du vaisseau avait un grand chapeau noir, une barbe noire et une pipe fumante. Il ressemblait tant à l'homme que je m'attendais à voir que j'eus l'impression que ce n'était qu'un masque qu'il avait mis pour m'amadouer. Personne d'autre n'habitait le bateau.

— Il est temps, dit le capitaine.

Mon âme se glaça. Au fond de moi, je le savais déjà, mais je ne pouvais pas encore l'accepter.

— C'est impossible, plaidai-je. Pas maintenant. Je n'ai pas encore enseigné mon art à Jonas. Maria est enceinte… je ne peux pas partir avant d'avoir vu mon petit-fils, ou ma petite-fille, et de la tenir dans mes bras.
— Je ne peux te ramener à la vie.
— Mais dois-je vraiment monter maintenant ? Ne pourrais-je rester un peu plus longtemps ?
— Est-ce vraiment ce que tu veux ? dit le capitaine d'un ton méprisant. Être une de ces âmes perdues qui hante le monde des Hommes jusqu'à la fin des temps ?
— Jusqu'à la fin des temps ? Ne reviendrez-vous jamais ?
— Le prix sera toujours le même.

Ces mots m'ôtèrent la voix. Ils évoquaient une vieille fable, celle de Charon, le passeur qui aidait les âmes à traverser la rivière Styx qui séparait le monde des vivants du monde des morts. En retour du passage il demandait à être payé, et c'est pourquoi les Grecs laissaient une pièce d'or sur les bouches de leurs morts avant de les enterrer.

Mais voyant Charon m'attendre patiemment dans son immense vaisseau, je sus qu'il ne demandait pas d'or ou de gemmes. Le prix du passage, c'était de tout laisser derrière. Laisser son art, laisser ses amours, laisser la vie… seulement de cette manière peut-on devenir assez léger pour embarquer dans le Hollandais Volant. Mais comment faire ? Comment laisser la vie derrière soi, quand c'est tout ce que l'on a ? Pour la première fois depuis des décennies, j'eus une pensée pour Clara, et je ris doucement. Ce n'était pas la première fois. Une voluptueuse légèreté m'envahit, et mes pieds quittèrent le sol.

« Je suis prêt », dis-je à Charon, et il m'amena au ciel.


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