L‘inspecteur Pierrot était debout au milieu d'une grande pièce au cinquième étage du Centre Pompidou. Il aurait décrit la pièce comme un cube blanc, mais elle avait probablement un autre nom, un meilleur nom. Il croyait avoir entendu la femme qui l'avait fait entrer l'appeler le « Locus de Transgression », mais ce n'était pas du tout un meilleur nom.
Devant lui, il y avait le corps nu et ensanglanté de…
— C'est qui, déjà ? demanda-t-il au conservateur du musée, un petit
homme chauve avec des lunettes rondes qu'il remontait sans cesse
sur son nez, comme un tic.
— Ne reconnaissez-vous pas, répondit celui-ci, le grand artiste
belge Gontran Goéland ?
Ah, évidemment, qui ne connaît pas le grand artiste belge Gontran Goéland ?
Le pauvre homme avait été poignardé plusieurs fois dans le dos et puis il avait été abattu d'une balle dans la tête. Du sang et des morceaux de cervelle étaient éparpillés autour de lui dans un grand arc qui ressemblait à un halo. C'était vraiment une scène horrible.
Signe de panique ou de négligence de la part du criminel, les armes du crime gisaient à environ cinq mètres de la victime. Jeanne, fidèle lieutenante de l'inspecteur Pierrot, était en train de prendre des photos et de les inspecter.
Pas très loin de là, les trois témoins observaient la scène macabre avec un aplomb étonnant. Il y avait le directeur du musée, le conservateur, et une jeune stagiaire. Ils regardaient le cadavre de Goéland comme si ce n'était qu'un mannequin et cela mettait Pierrot mal à l'aise.
— J'aimerais que vous m'expliquiez ce qui s'est passé, leur
demanda-t-il.
— Hé bien, dit le directeur, Monsieur Goéland était venu chez nous il
y a environ deux heures de cela, pour inspecter le locus de
transgression et planifier sa prochaine exposition. Il y avait moi,
monsieur Goéland, monsieur Goberge que vous connaissez déjà et
mademoiselle Juliette qui allait faire l'installation. Puis,
monsieur Goéland a levé le bras et nous a intimé de quitter la
pièce.
— Il avait l'air très inspiré, dit Juliette en hochant vigoureusement
la tête.
— En effet, Juliette. Son excitation était palpable, ce qui laissait
présager une bonne nouvelle. Nous sommes allés dans la pièce
adjointe, le passage infini, et sommes restés là pendant cinq
minutes. Puis nous avons entendu le coup de feu.
Pierrot regarda autour de lui. Il y avait quatre grands murs blancs et uniformes, un plafond blanc, et une porte dans le coin. C'était par là qu'ils étaient venus.
— Y a-t-il d'autres manières d'entrer ici que le… euh… le passage
infini ?
— Non, il n'y en a pas, dit le directeur.
— Pas de passages ou d'alcoves secrets ?
— Non.
— Et vous n'avez pas vu le meurtrier entrer ? Ni sortir ?
— Un meurtrier ? Nous n'en avons pas vu !
Pierrot fronça les sourcils et s'engouffra dans le passage infini, qui était exactement comme il se le rappelait : court, étroit et dépouillé de tout ornement. Les témoins le suivirent dans l'espace exigu.
— Comment ? demanda Pierrot. Comment diable n'avez-vous pas remarqué
qui que ce soit rentrer ici ? Il est impossible de passer avec quelqu'un
d'autre dans ce satané couloir sans se toucher !
— Vous avez raison, nous aurions remarqué, dit le directeur.
— C'est génial, murmura le conservateur. Absolument génial. Sidérant.
— Que l'assassin soit génial, je m'en fous, s'exclama Pierrot. Tout ce
qui m'importe, c'est de l'attraper avant qu'il ne commette d'autres
meurtres.
— Il y a eu un meurtre ? Quel meurtre ? demanda le conservateur.
— Quel… qu… ce meurtre ! dit Pierrot en revenant dans la pièce
cubique et en pointant du doigt le corps massacré du célèbre
artiste belge dont il n'avait jamais entendu parler avant.
— Ce n'est pas un meurtre.
Pierrot regarda le conservateur fixement, le défiant d'expliquer ce qu'il voulait dire.
— Pensons logiquement, inspecteur, dit le conservateur en remontant
ses lunettes du doigt même si elles n'avaient pas descendu. Il n'y
a qu'une manière de rentrer ici. Je n'ai pas tué monsieur Goéland,
ni monsieur François, ni mademoiselle Juliette, et personne
n'aurait pu rentrer ici sans qu'on les remarque. Comme monsieur
Goéland était manifestement seul quand on l'a quitté, il était
manifestement seul quand le coup est parti, ce qui veut dire qu'il
s'agit d'un suicide.
Juliette hocha la tête lentement.
— Quel coup de maître, dit-elle doucement.
Pierrot n'en crut pas ses oreilles. Il ouvrit la bouche pour protester, puis la referma et tira un paquet de cigarettes et un briquet de sa poche. Il en alluma une.
— Vous ne pouvez pas fumer ici ! s'exclama Juliette.
— Va te faire foutre, répondit Pierrot.
— Juliette, nous sommes dans le locus de transgression, lui rappela
le conservateur.
— Ah, c'est vrai.
Pierrot inhala longuement la fumée, brûlant près du tiers de sa cigarette.
— Alors pensons logiquement, dit-il en exhalant. Est-ce que monsieur
Goéland était nu quand il est entré ?
— Non, il portait un t-shirt et des shorts.
— Mais vous voyez bien qu'il est nu.
— Oui.
— Où sont ses vêtements ?
— Quelle bonne question ! Où pensez-vous qu'il pourrait les avoir
cachés ? demanda le conservateur.
— Il ne les a pas cachés, c'est l'assassin qui…
— Pourquoi insistez-vous qu'il a été tué par quelqu'un d'autre ?
— Et les coups de poignard ? Vous en faites quoi des coups de
poignard ?
— Il peut certainement se poignarder lui-même.
— Dans le dos ?!
Le visage de Juliette, qui était encore en train de réfléchir à l'énigme des vêtements, s'illumina.
— Des vêtements qui se dissolvent ! Quelqu'un a déjà joué le tour à
une de mes amies avec un bikini qui…
— La ferme, toi, interrompit Pierrot. Considérez le coup de pistolet
dans le crâne…
— On dirait un halo ! observa le directeur, très excité.
— Mon Dieu, opina le conservateur. Les implications pour
l'intersectionnalité du suicide avec le mythe Judéo-Chrétien sont
révolutionnaires ! Quel chef d'œuvre ! Un tabou vient d'être brisé.
— C'est le locus de transgression, après tout, dit Juliette.
— Non… non ! cria l'inspecteur. Ce que je veux dire, c'est que
monsieur Goéland a été tiré à bout portant, mais le pistolet est
à cinq mètres de là.
— Il a dû le lancer !
— Il l'a lancé ?! Avec quel cerveau il a pensé à faire ça ?
Bordel de merde, continua-t-il pour
lui-même, pourquoi est-ce que je suis en train d'argumenter avec
ces crétins ?
— Ce que vous devez comprendre, monsieur l'inspecteur, dit le
directeur gentiment, c'est que c'est exactement le genre d'art pour
lequel monsieur Goéland est connu.
— Gontran Goéland est le Houdini de l'art, dit le conservateur. Il
souligne de par son travail comment l'apparence de la réalité est
différente de l'apparence de l'irréalité. Il repousse les
frontières. Par exemple, est-il possible pour la réalité et
l'irréalité de se transgresser mutuellement ? Je crois que cette
dernière création prouve que…
— La ferme ! cria Pierrot en postillonnant. Le conservateur se tut,
apeuré.
L'inspecteur se massa les tempes. Il commençait à avoir la migraine.
— Patron, j'ai trouvé des empreintes, dit Jeanne.
— Parfait, on a passé assez de temps ici, dit Pierrot. Benoît, arrête
ces trois bouffons, s'il te plaît. Ils sont soupçonnés de
meurtre. Tu leur liras leurs droits et le reste, moi je ne suis
plus capable.
— Monsieur Goéland a trompé l'inspecteur ! s'exclama Juliette
admirativement alors qu'on lui passait des menottes.
Les résultats de l'autopsie vinrent rapidement. Les restes des vêtements de Gontran Goéland furent trouvés dans son estomac. Les blessures sur son dos n'étaient qu'un habile maquillage, et dans le pistolet il y avait un ressort assez puissant pour le faire revoler au loin. Quant aux empreintes sur le couteau et sur le pistolet, Pierrot apprit qu'elles correspondaient très exactement à celles du président de la République, mais à moins que les chefs d'état de quinze pays soient aussi dans le coup, celui-ci avait un alibi très solide.
Acculé à l'évidence, Pierrot fit libérer les trois témoins qu'il avait arrêtés et s'affaissa dans son fauteuil. Sa foi en la réalité avait été ébranlée jusqu'à ses fondations et il avait le vertige juste à y repenser.
— Wow ! s'exclama-t-il. Quel grand artiste !