La fuite du Roi

Olivier Breuleux
le 22 mai 2016

La ville m'appartient. Ses rues sales que la pluie n'arrive jamais à laver, ses bars glauques dans lesquels la plèbe s'oublie, ses gens qui fixent le sol pour ne pas avoir à se dire bonjour, ses chiens et chats errants, et puis les pigeons et les corbeaux qui s'amusent à chier sur tout ce bataclan du haut de leurs perchoirs.

C'est la nuit et je marche le long de la rue Poole, à quelques rues du Berenger Park. Mon flanc me fait mal, mais je survivrai. Cinq longues années de ma vie m'ont été volées, mis en cage, battu, exploité, traité comme si ma vie ne valait pas autant que la leur. Sans crime ni procès. J'ai attendu l'occasion, je l'ai prise, et maintenant leur sang est sous mes ongles.

Les gens me regardent, effarés. Ils reculent, ils changent de trottoir, ils se murmurent à l'oreille comme si je ne savais pas ce qu'ils se disent. Je les hais. Je les ai déjà vus avant, tous pareils, me regardant de haut, invincibles. Sur cette avenue aux relents de pisse, aux trottoirs éventrés, et bordée de sex shops et de bars insalubres, c'est une autre histoire. Ici, je suis Roi.

J'entends des sirènes au loin et je me demande si c'est pour moi. Je continue à marcher comme si de rien n'était, je savoure leurs regards. Ils s'enfuient en courant, et moi je ris. Mais le son strident des sirènes se rapproche, je les entends devant et derrière moi, me prenant en souricière.

Deux hommes sortent de la première voiture, pistolets braqués en face d'eux. Un homme sort de la deuxième. Je crois qu'il y en a un quatrième, mais il n'ose pas mettre le pied à l'extérieur. Le premier homme est un colosse noir à la moustache tombante et je lis la terreur dans ses yeux exorbités. Il tire à côté.

Je saute sur lui dans une parabole parfaite. Il hurle alors que mes griffes s'enfoncent dans sa poitrine et son sang ponctue de picots rouges ma fourrure orange et noire. Je veux planter mes crocs dans son cou, je veux lui arracher la gorge, mais l'homme est un animal de meute, il me faut les neutraliser tous les trois. J'entends le pas d'un autre homme à côté de moi, une note claire et cristalline sur l'asphalte, et je sais déjà où frapper.

J'essaie de le faucher, mais il arrive à garder l'équilibre tout en tirant – encore – à côté. Cela ne le sauvera pas. Je plante mes crocs dans sa hanche et sa chair entre en contact avec ma langue râpeuse. Son goût me plaît, mais je ne sais pas si c'est la faim qui parle. Je n'ai rien mangé depuis ce matin.

Une douleur aiguë transperce ma cuisse. Et puis encore. Je me retourne, un lambeau de peau accroché à ma canine, et je vois un autre de ces rats me tirer dessus. Je sens l'odeur âcre de son urine. Je voudrais sauter, mais j'ai mal. J'arrive tout de même à le faire tomber. Je me pose sur lui, je l'écrase sous mon poids, et je rugis. Cinq ans de cages, de fouets, de travaux forcés. Vous avez fait de moi un animal.

J'entends une présence derrière moi… ce rat a le pas léger. Je croyais pourtant qu'il n'y en avait que trois. Ah… je vois… le quatrième était resté derrière. Peut-être une femelle ? Je n'ai jamais bien fait la différence.

Je me retourne et je rencontre son regard. À travers sa peur, je crois déceler une étincelle de révérence… un respect transcendant notre inimitié. En cet instant elle connaît ma nature, et je connais la sienne, et nous savons comment cela se terminera. Elle tire dans ma gueule ouverte, et encore, jusqu'à ce que le rideau tombe. Soit. J'aurai vécu en esclave, mais au moins je mourrai en Roi.


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