Flareman

Olivier Breuleux
le 31 juillet 2016

Ouvrez à peu près n'importe quel comic book à n'importe quelle page et il vous montrera des super-héros affublés d'uniformes moulants et flamboyants, couleurs vives et capes flottant au vent, combattant d'affreux personnages qui sous leurs déguisements alambiqués menacent de détruire le monde.

Ce sont à ces images que carburent les rêves des jeunes gens et lorsqu'il arrive, comme c'était le cas de Flareman, qu'ils en viennent à posséder un véritable pouvoir surnaturel, ces rêves remontent à la surface comme de l'oxygène que l'on aurait libéré soudainement. Ces soirées passées à tourbillonner dans sa chambre dans une lutte acharnée contre un vilain invisible prennent soudain une consistance presque tangible. Toutes ces feuilles de papier couvertes de pseudonymes héroïques, The Titanium Fist, The Deboner, Wonder Wasp, Hyper Mega Laser Boy, ou bien de logos dont la plupart sont en fait des variations alphabétiques du « S » de Superman, deviennent des mines à idées.

On s'excite. On aperçoit soudain une entrée vers ce monde magique peuplé de phylactères, une indication qu'après tout, les bien-pensants qui déploraient la perte de la jeunesse à ces histoires débilitantes avaient tort, et que tout était possible. On s'investit de responsabilités. On s'imagine sauver des femmes en détresse et faire la une des journaux.

Mais comme dans toutes ces histoires les héros ont leurs propres signes distinctifs, il va de soi que la toute première étape est de se forger une marque de commerce. On ne combat pas le crime sans collants, ce serait contre les règles.

C'est ainsi que Flareman, après moultes tractations, se retrouva devant un miroir, portant un méli-mélo de tissus jaunes, bourgogne et orangés qu'une amie talentueuse l'avait gracieusement aidé à assembler en un costume bien ajusté, croyant qu'il comptait le porter à l'Halloween. Au centre de sa poitrine était brodé un « F » enflammé.

Le costume est très bien fait, se disait-il… mais pourquoi est-ce que j'ai l'air aussi con ?

Il se mit à porter son costume sous ses vêtements, guettant une opportunité de changer d'identité dans un placard ou une cabine téléphonique, mais l'opportunité ne venait pas et il se demanda où diable il était supposé ranger ses vêtements de ville après les avoir enlevés. Mais surtout il avait peur du regard d'autrui, du regard qui disait mais c'est qui ce zouf ?

Un costume est fait pour briller dans le feu de l'action – un homme vêtu d'un costume moulant rouge et or est resplendissant lorsqu'il passe à travers la fenêtre en un mouvement souple, sa cape flottant admirablement derrière lui et son talon frappant de plein fouet la mâchoire d'un gredin. Il l'est moins quand il prend le métro ou se promène tout seul dans la rue durant la nuit, ce qui est la plupart du temps, sauf que les bandes dessinées ne s'abaissent pas à montrer de telles banalités. Il est également cocasse de penser qu'un homme habillé de couleurs vives puisse rentrer où que ce soit incognito ou mener une attaque surprise. Être repérable à cent mètres à la ronde n'est pas un mode d'opération très efficace, à moins de vouloir être un aimant à balles, mais ça c'est si on arrive même à avoir le genre de notoriété qui pousse les gens à vous redouter, plutôt que de vous pointer du doigt en riant.

La première nuit, Flareman était sorti de chez lui en civil et s'était mis à rechercher un crime.

Ça, c'était un autre problème. Il est certain que dans une ville aussi grande que New York, une grande quantité de crimes se passe. Mais cela ne veut pas pour autant dire qu'il suffit de se promener dans une ruelle sombre pour en trouver un. La plupart des lieux louches sont vides – passez à travers, et rien ne se passera, ce n'est qu'à force de le faire que vous tomberez sur quelque chose, et plus souvent qu'autrement vous serez la victime. Les criminels ne s'organisent pas pour poster l'un d'entre eux dans chaque ruelle pour faire du grabuge avec les poubelles nauséabondes, les criminels ne vous disent pas quel commerce ils vont cambrioler, ni où ils font leurs rencontres secrètes.

Six heures plus tard, Flareman n'avait absolument rien vu d'intéressant et s'écrasa sur son lit, épuisé. Trois heures plus tard, il devait aller s'exercer à sourire en servant à des gens bêtes et ingrats du simili-bœuf entre deux pains. Quand est-ce que les super-héros dorment ? Superman passe encore, il peut probablement se passer de sommeil puisqu'il est un extra-terrestre, mais les autres ?

La deuxième nuit, un policier trouva sa démarche suspecte et le suivit un bout de temps avant de l'accoster à la première excuse (qui est au courant que les parcs ferment la nuit ?) Par chance sous ses vêtements il ne transportait rien d'autre que sa personne et le policier rebroussa chemin en lui demandant si sa promenade nocturne dans les pires coins de la ville était une sorte de tentative de suicide.

La troisième nuit, rien.

La quatrième nuit, Flareman trouva quelqu'un, ou plutôt, quelqu'un le trouva. Alors qu'il marchait, un louche individu, dont le cerveau avait été abruti par Dieu sait quelle drogue, le héla. Il lui demanda son portefeuille, le toisant avec ses deux globes vitreux dans lesquels un couteau reflétait un peu de lumière. Sa demande était futile – Flareman n'avait pas d'argent sur lui – mais il ne semblait pas du genre à le croire sur ce point. Flareman était vraiment fatigué et en questionnement sur ce qu'il était en train de faire de sa vie. Alors il ouvrit la main gauche et y concentra de l'énergie afin d'y faire naître une boule de feu – c'était son super-pouvoir – et avant que le malfrat ne puisse se rendre compte de ce qui se tramait, Flareman projeta la boule de feu sur lui, enflammant sa chemise. Puis il partit à courir dans l'autre direction. Rendu au coin de rue il osa jeter un coup d'œil derrière et vit que l'assaillant avait finalement réussi à enlever sa chemise, qu'il laissa brûler sur le sol alors qu'il s'enfuyait en débitant un chapelet de jurons dans une langue inconnue.

Le cinquième jour, en préparation pour la cinquième nuit, il acheta un scanner radio pour capter les communications de la police, mais réalisa rapidement qu'il n'avait pas les ressources pour arriver sur place et régler le problème avant elle. Après tout, ils avaient des véhicules avec des sirènes qui leur permettaient d'ignorer les règles de la route.

Tout en contenant sa frustration, Flareman se pratiquait à tirer sur des canettes de soda vides : il n'avait qu'à pointer du doigt pour concentrer un éclair de chaleur et puis clang ! La canette s'en allait virevoltant. Mais alors qu'il replaçait une douzaine de cibles en rang sur une étagère il vit que les dommages étaient bien modestes. Un pistolet normal en aurait fait de bien plus grands. Alors il s'énerva et tira de toutes ses forces, mais force et précision font rarement bon ménage et la moitié de sa chambre se transforma en brasier.

Une chance qu'il y avait l'extincteur.

La sixième nuit, il repéra un groupe d'hommes blancs rossant de coups un homme noir. C'était bien sa chance : la police n'arriverait sûrement pas avant qu'il ne soit trop tard.

Alors il leur dit : « Halte-là ! » On rit de lui, et on lui expliqua gentiment, puisque Flareman était de la bonne couleur, que les gens de couleur sombre n'étaient que des dégénérés qui ne méritaient aucune pitié et qu'il fallait battre et abattre dans l'intérêt de la chère patrie. Flareman répondit que ce n'était pas justice et on rit de lui, naturellement.

C'est alors que Flareman leur demanda, menaçant, s'ils savaient qui il était – et sans attendre qu'ils lui répondent « non » il créa une énorme boule de feu, si lumineuse qu'elle illuminait la ruelle entière, comme si le soleil s'était levé entre ses doigts. « Je suis Flareman ! » dit-il.

Hélas ! Ébloui par son propre soleil, Flareman ne vit pas le pistolet que l'un des suprémacistes leva avec des mains crispées. Trente secondes plus tard, il gisait dans une mare de son propre sang et nul n'arriva à temps pour l'aider parce que New York est immense et que personne n'en patrouille tous les recoins. Encore moins ceux où des gens se font battre à mort.

La seule consolation, et ce n'est pas rien, c'est que l'homme qu'il avait tenté de sauver avait profité de la confusion pour s'enfuir, et par les récits qu'il en fit à ses enfants et à ses petits-enfants, la légende de Flareman perdura.


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