L'ambition d'un clown

Olivier Breuleux
le 10 avril 2016

C‘était un beau dimanche ensoleillé. Les oiseaux gazouillaient, les abeilles zozotaient, et la brise du matin soufflait paisiblement sur le jardin de la villa de Drumpf le clown, le comédien le plus célèbre d'Amérique. Il animait une panoplie d'émissions où il aspergeait d'eau des stars Hollywoodiennes et se pinçait le nez avant de baisser leurs pantalons. Il était l'auteur d'un best-seller international, L'art de la singerie.

Tout allait pour le mieux pour Drumpf le clown. Il avait trouvé sa place dans l'univers. Du moins jusqu'à ce jour fatidique où, épluchant le journal du matin, le pauvre milliardaire fut secoué par une révélation dévastatrice. Il dut lire chaque article de chaque page de chaque cahier, ligne par ligne, pour finalement en arriver à un ignominieux constat :

Nul de ces articles ne parlait de lui.

Pas même une petite ligne sur la valeur de son entreprise en bourse, sur sa nouvelle ligne de steaks, ou même sur sa nouvelle concubine. Rien ! Zilch ! Nada !

Quelle humiliation ! Enragé, Drumpf chiffonna le journal et le lança dans la piscine. Il rentra dans sa villa, sans même poser son regard sur les seins nus de la blonde sulfureuse qui se prélassait sur la chaise longue à côté de lui.

Il se retira dans sa salle de méditation, une pièce oblongue, peinte en blanc et illuminée par un grand puits de lumière. Sur les murs se trouvaient nombre de photos et de coupures de journaux qui relataient la fulgurante ascension de Drumpf, de fils de riche à homme richissime. Drumpf venait toujours ici lorsqu'il devait se calmer et se rassurer sur la grandeur de sa personne.

C'est impossible, se dit-il. Il siffla son flagorneur de service, Émile l'acrobate, qui attendait déjà derrière la porte.

— Émile, mon cher Émile, as-tu lu le journal d'aujourd'hui ?
— Ma foi oui, mon cher Ronald !
— As-tu remarqué quoi que ce soit de… curieux ?
— Hum, je ne sais point. Un fondamentaliste bouddhiste s'est fait sauter en Argentine… je suppose que c'est curieux, oui ?

Le pauvre Drumpf serra les dents. Comment ses amis pouvaient-ils être aussi peu observateurs ? Au prix qu'il les payait !

— Non, je veux dire… as-tu remarqué… qu'il manquait quelque chose ?

Le visage d'Émile devint livide.

— Non !
— Si !
— C'est impossible !
— C'est aussi ce que je pense, mais je ne peux nier l'évidence !
Oh, doux Jésus !
— Et pourquoi, mon cher Émile ? Pourquoi moi ? Qu'ai-je fait au Bon Dieu pour mériter un sort aussi ignoble ?

La partie du cerveau d'Émile qui traitait de la flatterie et de la bassesse, qui était fort développée, s'activa à plein régime, et à chaque seconde où le regard de son pourvoyeur se posait sur lui une goutte de sueur dégoulinait le long de sa nuque. Mais il n'avait nul besoin de se trouver aussi angoissé, car de tous les flagorneurs de Californie il n'avait pas son pareil. Il retrouva ses moyens et se lança dans une audacieuse flatterie :

— Ma foi, mon cher Ronald, c'est très simple !
— Ah, oui ?
— Ce n'est pas quelque chose que vous avez fait, mais bien ce que vous n'avez pas fait.
— Voilà qui est bien mystérieux ! Émile, mon cher ami, je te demanderais de bien vouloir t'expliquer.
— Les gens vous aiment, mon cher Ronald, ils vous adorent ! Ils vous considèrent comme le plus grand des modèles. Et pourtant ! Toutes ces entreprises, toutes ces émissions de télévision que vous faites depuis des décennies… pardonnez ma grande franchise, mais elles sont grandement en dessous de vos compétences !
— Alors… alors…
— Alors, les gens le sentent ! Ils vous voient à la télévision, et ils se disent, que fait-il là ? Ce n'est pas sa place ! Sa place est bien plus haut ! Ils se sentent embarrassés pour vous.

Ces révélations frappèrent Ronald Drumpf de plein fouet. Cette perspective, cette idée selon laquelle il gaspillait son immense potentiel, l'emplit de modestie et d'humilité. Il remercia Émile pour son aide précieuse, et le jour même il présenta sa candidature à la présidence des États-Unis d'Amérique.

La semaine suivante fut des plus merveilleuses. Drumpf le clown trônait aux premières pages de tous les journaux du pays, avec son faciès poudré et sa coiffure iconique. Quelques tarés se moquaient de sa candidature, mais Drumpf le clown était habitué. Ces choses-là se disaient tout le temps dans le show-business, mais personne ne les pensait, en fait personne ne pensait tout court.

Il était évident que les candidats auxquels il était opposé ne lui arrivaient pas à la cheville. Christie Crisp était un éléphant immense à la rhétorique aussi vide que son estomac était plein, tandis que Minerva McGee était une ânesse qui faisait la promesse absurde de nuire à ceux qui la payaient.

Il fit de grands discours sertis des meilleurs mots : des mots comme « meilleur », « grand » et « beaucoup ». Malgré sa grande érudition il usait d'un anglais simple et direct, rhétorique qu'il avait raffinée pendant toutes ses années de clowneries pour s'assurer d'être bien compris par les enfants de tous âges. Il s'avéra que cela marchait tout aussi bien pour les adultes.

Malheureusement, la lune de miel ne dura pas. Pas même une semaine ne passa avant que les journaux ne cessent de parler de lui. Une vague d'impuissance menaça d'endiguer son narcissisme, mais heureusement son flagorneur en chef veillait au grain :

— Ronald, mon cher Ronald, si vous voulez que les gens prêtent attention à vous, il faut leur dire ce qu'ils veulent entendre ! Vous devez entretenir une profonde connexion avec votre électorat.
— Diantre, Émile, voilà qui est une idée du tonnerre ! Et qu'est-ce que les gens veulent entendre ?
— Hé bien, j'ai entendu dire qu'ils étaient racistes.
— Racistes ? Ma foi, c'est bien la première fois que j'entends ce mot. Qu'est-ce que cela veut dire ?
— Cela veut dire qu'ils détestent les gens qui sont différents d'eux.
— Voilà qui est édifiant, mon cher Émile, je suis bien content que tu sois à mon service. Sur quelles différences devrais-je me baser ? La couleur ?
— Ce n'est plus à la mode. Je suggérerais de vous en prendre à une autre nation.

Drumpf le clown ne se fit pas prier, il avait déjà horreur de tous ces canadiens qui envahissaient le show-business, de tous ces beaux garçons à la grande gueule qui faisaient rire son public. C'était le temps d'élever la voix contre l'insupportable réalité de leur existence.

« Quand le Canada nous envoie ses gens, » dit-il devant un public hypnotisé, « ce ne sont pas les meilleurs. Ils envoient des gens qui ont plein de problèmes et ils apportent leurs problèmes. Ils apportent leur musique et leur humour de merde. Ce sont des violeurs. » Il pesta contre eux inlassablement, tourna en dérision leur propension à s'excuser, manqua vomir en parlant de leur haleine de sirop d'érable, et il s'aliéna toutes les jeunes filles de quatorze ans en disant du mal de leurs idoles populaires. Il se sentit un peu mal, mais elles ne représentaient que 0% de l'électorat.

Tant Christie Crisp que Minerva McGee élevèrent leur voix contre le racisme de Drumpf le clown, mais sans effet sur les sondages, qui grimpaient à mesure que sa rhétorique s'enflammait. Sur le judicieux conseil de ses faiseurs d'images il proposa d'ériger un mur immense entre son pays et son voisin nordique.

Il se fit raciste, sexiste, fasciste, épousa toutes les positions de droite pour séduire les conservateurs, et puis toutes les positions de gauche pour séduire les socialistes, et sa cote de popularité monta, et monta.

Mais un soir de septembre, peu avant les élections, il invita Émile dans sa chambre de méditation, ferma les portes délicatement, et lui fit une confidence. Il était en proie à une agitation extrême.

— Émile, mon ami de toujours, j'ai un grand problème.
— Ronald, ne vous en faites pas, je vous écoute.
— Je ne veux plus être président.
— Diantre ! Voilà qui me surprend ! Pourquoi ce changement d'idée ?
— Je viens de m'informer sur ce que le poste de président des États-Unis implique. Figure-toi, et je ne blague pas, figure-toi que c'est un poste avec énormément de responsabilités.

Émile l'acrobate se caressa le menton, pensif.

— En effet, Ronald, je n'avais jamais considéré l'affaire sous cet angle. Mais Ronald, tu m'étonnes ! Penses-tu réellement que qui que soit sur la planète est mieux outillé que toi pour faire face à ces responsabilités ?

Voilà qui était un argument indiscutable, mais Drumpf le clown n'était pas satisfait. Quelque chose d'autre le chicotait. Quelque chose qui n'avait rien à voir avec sa compétence infuse.

— Oui, bien entendu, Émile, tu as raison, comme toujours. Contrairement au gouverneur Crisp ou la sénatrice McGee, je suis hautement qualifié. Mais Émile… ne dirais-tu pas que la responsabilité est la chose la plus ennuyeuse qui soit ?
— Sacrebleu, Ronald ! Cette observation perspicace bouleverse ma vision du monde ! Tu as bien raison, la responsabilité est quelque chose de mortellement ennuyeux !
— Mais je ne puis me retirer ! Cela serait humiliant !
— En effet, nous faisons face à un problème des plus épineux.
— Que faire, Émile ?
— J'ai une idée ! Les gens sont racistes, sexistes et grossiers, mais qu'est-ce que ces choses ont en commun ?
— Ma foi, Émile, tu me fais réfléchir. Je crois que le point commun serait que ces choses sont immorales.
— Exactement ! Ce sont des choses immorales, et les gens doivent en prendre conscience. Et vous pouvez les aider en exagérant et en satirisant leur bassesse, comme vous avez déjà commencé à le faire. Éventuellement les gens se rendront compte que vous êtes le mal incarné, ils ne voteront pas pour vous, et ils auront honte d'eux-mêmes pour avoir ne serait-ce qu'envisagé de voter pour vous.
— Et ensuite, je révèle mon plan de maître, et je deviens un héros.
— Vous m'enlevez les mots de la bouche.

Ainsi Drumpf le clown profita de son apparition sur le plateau du célèbre Jiminy pour présenter son nouveau plan : sous sa présidence, tous les ennemis des États-Unis d'Amérique seraient torturés, et leurs familles seraient tuées.

Tout de long de sa tirade, Jiminy se bidonna, ce qui déstabilisa Drumpf le clown car pour une fois il n'essayait pas d'être drôle. Entre deux rires Jiminy assura Ronald Drumpf qu'il était sans aucun doute le personnage le plus honnête, le plus authentique, le plus humain qu'il lui ait été donné de passer en entrevue.

Il en rajouta donc. Il fit faire à ses partisans un salut nazi, il passa des débats entiers à se moquer de l'âge, du genre et de l'apparence de ses compétiteurs, il démontra un manque de compréhension spectaculaire des sujets de tous les débats.

Le temps se faisant court, il révéla que lorsque sa présidence arriverait à échéance, il refuserait de se prêter à l'exercice à nouveau et transformerait le pays en dictature, il se couronnerait empereur, il envahirait le Canada, et puis ensuite la France. Hélas ! Jamais il n'avait touché autant de gens que lorsqu'il fit son discours hargneux sous les drapeaux enflammés de toutes les nations du monde.

Finalement, le jour de l'élection arriva, et tous les candidats étaient tête à tête dans les sondages. Drumpf le clown joua le tout pour le tout. Il se présenta dans le bureau de vote de sa région natale pour y déposer son vote, puis il dévoila la mitraillette qu'il cachait sous son pardessus, et il tira nonchalamment sur la foule, tuant une trentaine de personnes qui s'apprêtaient à voter pour lui.

La grande sincérité de ce massacre émut l'Amérique entière, et la plupart des américains qui n'avaient pas encore voté se rallièrent à sa cause la main sur le cœur. Quelques mois plus tard Ronald Drumpf fut inauguré le quarante-cinquième président des États-Unis d'Amérique.


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