Je suis dangereux

Olivier Breuleux
le 10 mars 2016

Si l'on vous demandait qui est la personne la plus dangereuse au monde votre premier réflexe serait probablement de penser à un tueur en série, à un émule de Jack l'Éventreur rodant dans les rues de Chicago ou de New York, à un exalté se préparant à se faire exploser dans un centre commercial au nom d'un dieu arbitraire, au maniaque qui lui ordonne de le faire, à un dictateur fêlé rêvant du moment où il pourra larguer ses bombes nucléaires sur des pays plus civilisés, ou bien au président des États-Unis.

Mais vous auriez tort. Aucun de ces êtres humains, aussi vilains, torves et machiavéliques soient-ils, ne peuvent être dangereux à tout moment de leur vie. Certains ont déjà été des enfants innocents; d'autres doivent mener une vie secrète bien rangée, se montrant inoffensifs le jour pour ne pas être suspects lorsqu'ils tuent sous le couvert de la nuit; tandis que d'autres ne sont dangereux que l'espace d'un instant, quand ils pèsent sur le bouton rouge. Mais si le bouton ne les réduit pas en charpie, le monde s'en chargera lorsqu'il se liguera contre eux, il est bien connu que les guerres nucléaires ne se gagnent pas.

Non, nul n'est dangereux à chaque instant de leur vie. Nul, à part moi. Je suis né orphelin. Étant trop pressé de naître, j'ai déchiré les entrailles de ma mère, et mon père mourut peu après – de chagrin m'a-t-on dit. Lorsque j'eus trois ans je laissai un petit ballon traîner en haut d'un escalier. Ma mère adoptive perdit l'équilibre et en tombant elle se cassa le cou sur le coin de la dernière marche. Puis trois ans plus tard ce fut une bille, et ma sœur aînée, et l'année suivante je mis un œuf au micro-ondes et mon père se précipita pour l'éteindre, mais la porte s'ouvrit et l'œuf lui éclata dans l'œil. Il devint aveugle, et il se fit écraser par une voiture. Je n'ai jamais voulu faire de mal à personne, vous comprenez, mais je suis comme l'une de ces grenouilles vénéneuses qui empoisonnent au toucher. Les gens essaient de me rassurer, ils disent que c'est de la malchance. J'aimerais bien, parce que je sais que la malchance se fatigue à la longue.

Mais je n'y crois plus. Lorsque j'appris à conduire, j'écrasai l'instructeur dans le stationnement. Pour finir ce fut Honda qui eut à payer pour un problème mécanique, mais je ne suis pas dupe, ce n'était que l'une des nombreuses manifestations de la malédiction qui m'afflige. Cette même année je réussis à me faire aimer d'une fille, et le bonheur que j'en ressentis fut suffisant pour dégager mon esprit de ses pensées noires. Oh ! Je volais de bonheur ! Le jour de la Saint Valentin j'avais dessiné une carte pour elle, car je dessinais assez bien. C'était un portrait de nous deux. Mais en l'ouvrant elle se coupa le doigt sur le papier et la blessure s'infecta. Ce jour-là je fis une croix sur l'amour.

Résigné à la médiocrité, je me pris un emploi chez Poulet Frit Kentucky. Ce fut une catastrophe, lorsque je demandai de l'aide avec la friteuse, mon superviseur glissa sur un morceau de patate congelée et plongea tête première dans un bac rempli d'huile bouillante, et puis peu après l'établissement ferma à cause de la salmonelle. Plus tard je fus engagé dans une usine à boulons, qui en fabriquait pour la construction d'avions, pas besoin de vous dire ce qui est arrivé.

Je n'étais pas légalement responsable, évidemment. Je n'étais jamais responsable, c'est pour cela que je suis aussi dangereux. Pour répandre le mal je n'ai qu'à vivre ma vie. Je n'ai qu'à exister. Je n'ai qu'à manger une tartine au beurre d'arachide pour que mon professeur se trouve subitement une allergie mortelle et meure à l'urgence pour avoir touché mon essai critique sur Boris Vian. Je n'ai qu'à investir un dollar dans une compagnie pour que sa valeur s'effondre en bourse – j'en avais investi cinquante dans Blackberry, imaginez ! Je n'ai qu'à laver mes vitres pour que les oiseaux s'y écrasent, je n'ai qu'à me lever le matin pour que le son de mes pas dérangent le voisin d'en bas, le poussant vers une rage meurtrière envers son épouse. Non, non, je vous l'assure, c'est vraiment arrivé. Chaque mouvement de mes doigts est un effet papillon provoquant les pires cataclysmes. Tous les ouragans et typhons du monde, les tremblements de terre, les changements climatiques, les génocides, dépendent de mes mouvements.

Alors ne vous fatiguez pas à essayer de sauver ma vie, monsieur, vous y perdriez la vôtre. Chaque pore de ma peau abrite un germe qui pourrait vous terrasser, chaque battement de mon cœur conspire pour faire s'écrouler ce pont. Vous ne savez pas ce que c'est que d'être maudit. Vous n'êtes pas responsable de la mort de centaines, voire de milliers d'innocents. Vous n'avez pas causé de carambolage en vous arrêtant à un feu rouge, personne n'a jamais eu de crise cardiaque en vous regardant. Avez-vous déjà tué ? Non ? Alors, quoi ?

Que dites-vous ? Que j'exagère ? Que je n'ai aucune preuve de ma propre vilenie ? Vous avez un grand cœur, monsieur, mais ne vous fatiguez pas. Ma décision est prise. De toutes façons, je suis maudit. Voyez le fleuve en bas, si j'y plonge à l'horizontale je m'y heurterai comme à une dalle de béton, cela devrait m'empêcher de nuire, mais je suppose que le vent me réorientera au dernier moment et que j'y ferai un plongeon parfait. Je ne risque pas grand chose. Adieu, monsieur.

Non ! Ne me retenez pas.

Ah, c'est malin, vous voyez, maintenant nous plongeons ensemble.


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