Le cube de ténèbres

Olivier Breuleux
le 26 février 2017

Un matin, au milieu d'un plateau dans une vallée isolée que dominaient les plus grandes montagnes du pays, un cube de ténèbres apparut soudainement.

Un randonneur solitaire le vit apparaître alors qu'il était à flanc de montagne pour regarder le lever du soleil. Selon lui le cube de ténèbres n'était venu ni ciel ni de la terre, il s'était simplement manifesté et avait absorbé toute la lumière ambiante comme un trou noir.

Le randonneur était descendu le plus rapidement qu'il avait pu, et lorsqu'il fut rendu sur le plateau le cube de ténèbres était encore là. Il mesurait dix mètres en hauteur, largeur et longueur et il était si sombre, si opaque à la lumière qu'il était impossible d'en distinguer visuellement les côtés. Le relief du cube ainsi occulté, l'on aurait dit un trou dans l'espace-temps, comme une pièce de puzzle manquant à l'univers. Le randonneur toucha le cube avec une branche et celle-ci passa directement à travers, sans rencontrer la moindre résistance, comme si le cube était immatériel. Or, lorsque le téméraire aventurier tenta d'y faire rentrer sa main, il s'aperçut que la surface était froide et solide comme l'acier. Seuls les objets inanimés pouvaient pénétrer à l'intérieur du cube.

Le randonneur se trouva pris d'un malaise de plus en plus grand, mais il ne comprit pas pourquoi jusqu'à ce qu'il essaie de prendre l'objet en photo. L'écran de son téléphone intelligent ne lui montra pas le cube : celui-ci laissait passer la lumière aussi bien que les objets, et donc il était en fait parfaitement transparent. Le randonneur remarqua alors que le cube ne jetait pas d'ombre, et un grand frisson parcourut son épine dorsale.

Désarçonné, il rebroussa chemin et rentra chez lui. Il parla de sa découverte à sa femme, qui s'inquiéta, et à de proches amis, dont certains rirent de sa mésaventure, et d'autres lui conseillèrent de consulter un docteur. Il opta finalement pour un psychologue qui essaya en vain de deviner la source symbolique de sa détresse mentale – ce qui l'avait poussé à imaginer ce cube de ténèbres et qui était fort probablement un événement traumatisant dans son enfance.

Quelques semaines s'écoulèrent pendant lesquels rien de bien particulier ne se produisit, mis à part une épidémie de meurtres sordides à propos desquels il ne fallait sûrement pas s'inquiéter, car la police « avait quelques suspects. » Puis, un après-midi, le village du randonneur en entier jeta son regard vers le ciel, où un oiseau à la forme inquiétante planait. L'oiseau avait quatre grandes ailes et promenait derrière lui un éventail de filaments tentaculaires. Lorsqu'il survola le village, il émit une sorte de cri, qui ressemblait davantage au grichement d'un poste de télévision interdit qu'à un chant d'oiseau. Le randonneur malheureux sortait à ce moment de chez son psy et lui demanda de venir voir.

— Je crois avoir de nouveau des visions, dit-il. Je vois quelque chose dans le ciel en ce moment… je vais essayer de vous le décrire…
— Je le vois aussi, répondit le psy d'une voix blanche.
— Ah bon ? Je ne suis donc pas fou ?
— Si, si, mais pas plus que moi.

Un groupe de gens aussi courageux que curieux suivirent le randonneur jusqu'au cube de ténèbres. Ils avaient peur, d'autant plus que tout comme le cube, l'étrange oiseau ne put être photographié : les gens du village n'avaient jamais pris autant de photos du ciel bleu. Une fois rendus sur le plateau dans la vallée, il constatèrent qu'il y avait bel et bien un cube de ténèbres à cet endroit, et qu'il était impassable. Le soir-même, un groupe d'adolescents futés réussirent à produire la première preuve tangible et photographique de l'existence du cube, et ce tout simplement en l'escaladant. Une mère tomba en pâmoison en voyant son fils faire des jumping jacks sur ce cube maudit.

Les gens du village mirent en place une vigile pour surveiller le mystérieux objet. Deux jours plus tard, un phénomène extraordinaire se produisit : sous le regard médusé et terrifié de ceux qui le surveillaient, une créature humanoïde sortit du cube de ténèbres. Elle mesurait sept mètres de haut, mais elle était toute en longueur, avec de longs bras et de longues jambes effilées. Elle avait elle aussi la couleur des ténèbres et se déplaçait si vite que les villageois eurent à peine le temps de constater sa présence avant qu'elle ne s'évanouisse dans la nature.

Un représentant du gouvernement finit par accepter de venir voir le phénomène, pestant tout le long du trajet contre les imbéciles superstitieux qui étaient probablement aux prises à une hallucination collective. Lorsqu'il arriva finalement sur les prémisses, cependant, la frustration laissa toute la place à la consternation : non seulement y avait-il bel et bien un cube de ténèbres à cet endroit, plus noir que la nuit, mais il y avait également les corps mutilés de trois personnes. Celles-ci n'étaient plus que des coques de peau dans une mare de sang : comme le coroner le confirma, tous leurs os avaient été extraits de leurs corps.

Le nombre de meurtres sordides monta en flèche. Plusieurs étaient en tous points identiques à celui décrit précédemment, c'est à dire que leurs squelettes avaient disparu, extraits par une créature venue du monde des ténèbres, mais d'autres avaient été coupés en mille morceaux, d'autres avaient été vidés de leur humidité, et ainsi de suite. Il était temps de se rendre à l'évidence : de ce cube sortaient d'hideuses créatures venues d'un monde infernal et qui s'évanouissaient dans leur beau et paisible pays pour y commettre l'impensable, et chacune était immonde à sa façon.

Le pays envoya l'armée encercler le cube et mobilisa tous ses génies pour trouver un moyen d'éliminer la menace, mais au grand dam de tous ces braves gens, de plus en plus de monstres sortaient du cube de ténèbres. Certains s'envolaient directement vers les étoiles, d'autres passaient simplement à travers les murs et les tanks pour se réfugier quelque part dans la forêt ou la montagne, mais ceux qui peuplaient l'imaginaire du peuple n'étaient pas ces monstres inoffensifs, mais bien ceux qui aussitôt sortis laissaient derrière eux un long sillon de cadavres.

Un jour, le pays demanda à son puissant voisin de lâcher une bombe atomique sur son territoire à l'endroit où le cube maléfique s'était niché. Et son voisin de répondre : « C'est cocasse, on y pensait justement. » Ce fut affaire conclue : le cube de ténèbres fut momentanément occulté par un gigantesque champignon atomique.

Hélas ! Lorsque la poussière finit par retomber, le cube était encore là, flottant dans les airs au milieu d'un immense cratère. Il était immuable, ineffable, indestructible, et des monstruosités indescriptibles, des êtres de toutes formes et de toutes grandeurs mais toujours d'un noir impénétrable, continuaient à s'en échapper matin et soir, beau temps mauvais temps, sous le soleil, les nuages et le tonnerre, la lune et les étoiles.

Avant peu des gens mouraient aux quatre coins de la Terre, désossés en Europe, vidés de leur sang en Afrique, mangés tous crus en Amérique, sans compter les pauvres qui en réchappaient dans des souffrances atroces – les monstres étaient partout et ils étaient insatiables.

La nature n'était pas épargnée : les forêts se desséchèrent, les océans se vidèrent de la vie qui les habitaient, les oiseaux tombèrent du firmament désorbités. Le monde perdit petit à petit de sa substance, et il n'y avait rien que qui que ce soit puisse y faire.

Une seule personne arriva jamais à communiquer avec l'un des monstres. Elle s'appelait Ophélie et le matin de ses onze ans elle se retrouva face à face à un petit serpentin noir qui ondoyait dans l'air autour d'elle. Elle lui demanda comment il s'appelait, et il répondit : « Je m'appelle Jean-Pierre. » Enhardie par cette réponse tout à fait intelligible, elle lui demanda d'où il venait. « Je viens d'un monde sombre et terne, où la réalité écrase l'Homme, » répondit le serpentin de ténèbres. Finalement elle lui demanda ce qu'il faisait ici. « Je suis ici car je suis mort, et j'ai accédé au Paradis. Cet endroit est merveilleux – j'y suis Dieu tout-puissant, en autant que je me nourrisse. »

Ce sur quoi il entra dans le crâne d'Ophélie et découpa son cerveau en mille morceaux, qu'il recolla en lui un peu n'importe comment, une conscience fragmentée qui hurlerait sa douleur pour l'éternité, et puis une fois repu il tourbillonna vers le ciel. Un jour, il n'y aurait plus rien à manger dans cet univers, se dit-il, mais qu'à cela ne tienne, car des univers, il y en avait un nombre infini.


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