Par un matin d’une chaleur accablante (26 degrés Celsius, soit un degré de plus que la température idéale), j’arrivai au travail à neuf heures pile. J’avais pris mon autobus favori, la 100 ouest. La raison de ce favoritisme est qu’elle est en retard de moins de cinq minutes par rapport à son horaire officiel 60% plus souvent que la moyenne des autobus de la STM et en retard de plus de cinq minutes 23% moins souvent. L’éloignement de l’arrêt d’autobus par rapport à ma demeure rallonge mon trajet de 10 minutes, mais la précision et la constance sont des vertus que je désire encourager.
Environ une demi-heure après mon arrivée et après que j’eus terminé de classer mes dossiers en ordre alphabétique sur mon ordinateur, je décidai d’appliquer une technique d’avant-garde glanée d’une étude sur l’entretien de bonnes relations interpersonnelles au bureau.
La théorie veut qu’en offrant un objet désirable sans demander de compensation monétaire, le sujet serait malgré lui poussé à vous considérer positivement. Les applications sont diverses : appui à une promotion, chantage, et le reste.
J’ai expérimenté avec plusieurs offrandes, par exemple des crayons, des ustensiles ou des gerbilles, mais rien ne semble fonctionner aussi bien que le café, une drogue dure à laquelle je n’ai jamais personnellement touché. Je me rendis donc à la distributrice et achetai un verre plein de la substance.
Portant un gobelet de ce liquide à l’odeur infecte, je me dirigeai immédiatement vers le cubicule de Monsieur Yong, un de mes collègues les moins accablants. Quel ne fut pas mon étonnement lorsque je vis qu’il n’était pas à son poste ! Était-il en retard ? Je ne me sentis pas véritablement affecté par ce manque de professionnalisme, qui ne faisait que me conforter dans ma supériorité, mais que faire du café ? Le consommer aurait été impensable. J’allai donc proposer la populaire drogue à une autre collègue, qui la refusa. Elle monta dans mon estime.
Cinq minutes plus tard, je retournai voir Monsieur Yong, qui devait être arrivé depuis. Mais non. Rien. Aucun signe d’activité humaine. Était-il mort ? Je jetai un coup d’œil à son voisin de gauche, au cas où celui-ci aurait assassiné le pauvre Monsieur Yong, mais ses yeux ne trahissaient aucun signe de remords. Il ne l’avait donc probablement pas assassiné.
Mais que lui était-il donc arrivé ? Et c’est alors que j’eus une révélation : il s’était absenté du travail. Je savais qu’il n’était pas en vacances, puisque les gens ont la mauvaise habitude d’en parler, et je l’aurais donc su.
Je décidai d’enquêter.
Je vous en épargne les détails, puisqu’ils sont déjà fournis dans le courrier électronique envoyé à mon patron, Monsieur Laberge. Un homme charmant, mais de grande taille. Déjà, je me méfie des grandes personnes. J’ai déduit que l’écart statistique séparant le succès des plus grandes personnes aux personnes de taille moyenne est indubitablement lié à leur malhonnêteté. Plus un homme est grand (ou beau, par ailleurs), plus son égo sera enflé. Il s’agit d’un exercice de logique élémentaire, mais bien utile dans le jugement des gens.
Voici donc la retranscription intégrale de nos échanges :
De : Anatole Lafeuille
À : Alain Laberge
Sujet : Congé de « maladie »
Cher Monsieur Laberge.
Quelle n’a pas été ma surprise lorsque ce matin, à neuf heures trente-trois, je remarquai l’absence de Monsieur Yong. Étant donné qu’il arrive en moyenne à neuf heures trois, une retard de trente minutes est curieux. Au début je me suis dit que, rationnellement, il pouvait être retenu à la maison pour une raison excusable : crevaison ? Problèmes familiaux ? Jambes cassées ? Mort subite ?
Mon indulgence et ma compréhension ont cependant des limites. Vers dix heures douze, je commençai mon enquête.
J’ai tout d’abord interrogé ses collègues les plus proches, Amanda, Samuel et Henri. Ils m’envoyèrent paître dans des mots qu’il me serait impossible de répéter. Leur manque de coopération était suspect :
Je ne suivis pas son « conseil » et me dirigeai vers les ressources humaines.
Après de nombreuses négociations (vous devriez songer à engager des personnes compétentes), on me confia qu’il était en congé de maladie. De maladie ? Je n’avais pourtant pas été témoin d’aucun signe avant-coureur qui aurait indiqué une maladie (nez qui coule, température corporelle élevée, noircissement des extrémités, hémorragie, etc.) Je me rendis donc chez lui – son adresse m’était connue de par une enquête précédente dont je ne peux vous faire part pour des raisons évidentes de respect de la vie privée.
Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je le vis étendu dans son hamac. Le voyou n’est pas malade, au contraire, il avait même les yeux fermés, signe du manque de remords qu’affichent les plus grands psychopathes (preuve photographique en pièce jointe). Dans ses mains se trouvait un téléphone intelligent, qui n’a pu servir à rien d’autre que de coordonner son évasion avec ses complices du bureau, Amanda, Samuel et Henri !
Je sais que la nouvelle vous désole sans doute, puisque vous aviez planifié de jouer au golf avec monsieur Yong le 12 juillet et que son renvoi mettra sans doute fin à vos plans, mais justice doit être faite.
Votre dévoué employé,
Anatole Lafeuille,
Commis Comptable
Nota bene : Notez bien que je n’ai pas enquêté durant mes heures de travail. Le temps d’enquête ne dépassa pas l’heure qui m’est accordée pour mon repas.
Monsieur Laberge ne me répondit pas, mais je sus que justice avait été faite. Monsieur Yong ne fut pas renvoyé, symptôme probable de la sensiblerie de mon patron, mais il était évident que de sévères remontrances lui avaient été faites. À son retour au bureau le lendemain à neuf heures dix-huit (le scélérat se rabaisse dans mon estime), il avait les yeux rouges, le nez coulant et la voix légèrement rauque, signes évidents qu’il avait pleuré.
J'ai pu voir tous ces symptômes de près lorsque j'allai finalement lui porter le café de la veille, mais je vis que ses remords n'étaient que superficiels car l'ingrat ne me remercia même pas.