Crime en colocation

Sophie Breuleux
le 15 mai 2016

Je prends normalement soin de ne pas gaspiller mes talents sur mon colocataire : sa simplicité m’exaspère plus qu’elle ne m’inspire.

Malheureusement, sa proximité fait en sorte qu’il est impossible que je ne remarque pas quelques unes de ses habitudes. Un de ses comportements étranges est sa manière de s’enfermer dans sa chambre tous les soirs aux alentours de vingt heures. Il entre dans sa chambre avec de la nourriture, le visage impassible, et en ressort une demi-heure plus tard, le visage toujours aussi impassible, moins la nourriture.

Ce manque d’émotion est un signe de culpabilité que je ne peux ignorer. De son comportement louche découle une conclusion des plus sombres : tous les soirs, à vingt heures, Joshua commet un crime dans sa chambre.

Mais quel crime ? Et pour quelle raison ? Il est prouvé que les motifs sont presque tous basés sur l’argent, le sexe, ou la drogue. Or, Joshua est plus stupide que cupide, et il ne se trouve pas dans cet état de zombification avancée qui trahit toujours la prise de drogues.

Le crime de Joshua est donc sexuel.

L’ayant déjà vu consommer un nombre de calories suffisant à un homme de sa carrure, il serait déraisonnable que la nourriture serve à sa consommation personnelle :

Son crime sexuel implique de la nourriture.

J’ai maintenant assez de matériel pour deviner le crime de mon colocataire. Me basant sur l’hypothèse élémentaire selon laquelle mon hypothèse est juste, ma conclusion, aussi inévitable qu’elle soit, me choque : tous les soirs, Joshua va nourrir une femme qu’il séquestre dans sa chambre.

Je n’ai aucun temps à perdre : j’enfonce la porte. Mais, à ma plus grande surprise, je ne… oh ! L’abominable ! Me voilà nez-à-nez avec une pile d’assiettes souillées. Un crime qui lui mériterait à lui seul la peine capitale si nous avions la chance de vivre dans un état plus civilisé.

Il faut que je me reprenne. Où se trouve la prostituée ? Me voyant arriver, il a dû la jeter par la fenêtre. Je pousse Joshua de devant celle-ci, et me prépare mentalement à l'examen de la macabre scène.

Mais non. Rien. En bas, la plèbe continue son train-train quotidien, ne montrant aucun signe du traumatisme dont ils auraient été victimes s’ils avaient été témoin de la chute fatale d’une péripatéticienne sous-alimentée ayant pour destination le pavé de la vingt-huitième rue la plus malpropre de la Ville de Montréal (« Étude comparative de la salubrité des rues de Montréal », Anatole Lafeuille, 2008).

Dans un revirement de situation indigne de même un roman de gare, il s’avère que l’idiot ne faisait qu’espionner notre voisine, une jeune étudiante.

Mais curieusement, ce soir, elle n’apparaît pas à la fenêtre. Joshua affirme pourtant avec une grossière honnêteté qu’on peut la voir se changer tous les soirs lorsqu’elle revient du travail.

Voilà un bon huit jours que Joshua s’enferme dans sa chambre. Je peux donc déduire qu’elle est rentrée à la même heure depuis huit jours. Et, d’un seul coup, elle serait en retard ? Une si grande irrégularité n’est acceptable que dans la répartition des baies d’un yaourt au granola.

Mais je n’ai pas le temps de penser à la décadente gâterie.

Je dois avant tout m’assurer qu’elle n’est pas en danger. Pour quelle raison est-elle si en retard ? Je me dois de l’analyser, elle pourrait s’être mise dans de beaux draps.

Draps… Rideaux… Rideaux ? Les rideaux ! Bénie soit ma rapidité mentale ! Les rideaux font partie de l’abécédaire de la sécurité personnelle. J’estime qu’une personne faisant des études supérieures le saurait.

Et pourtant, elle n’en met pas ! C’est donc qu’elle cherche à attirer mon attention. Elle connaît ma qualité de détective : j’avais pris soin de poser des affiches dans le quartier, distribuer des pamphlets et faire du porte-à-porte. Elle doit être victime d’un crime si odieux qu’elle craint m’aborder directement.

Et voilà la lumière qui s’allume soudainement – comme si mon éclair de génie avait soudainement décidé qu’il lui fallait trouver assise dans le monde des mortels.

Frappé de curiosité, j’arrache les jumelles des mains de Joshua. Comme promis, elle se change de son uniforme de serveuse pour ensuite enfiler une horreur que je ne pourrais en toute conscience d’esprit qualifier de pyjama. Quel embarras. Le haut n’est même pas coordonné au bas. Mais bon. Je dois rester impartial et tout de même résoudre le crime – il serait dommage qu’elle meure avant de m’avoir rendu la tasse de farine qu’elle m’avait empruntée le mois dernier.

Je me retrouve hors de chez moi à 00h08 tapant, marchant en direction de la future scène de crime. Je prends quelques secondes pour m’imprégner de l’odeur de la nuit, mais c’est l’odeur de la justice qui remplit mes poumons. Car bientôt, la demoiselle en détresse n’en sera plus une.

La serrure cède sous mon attention et je me retrouve dans la cage d’escalier de la jeune femme. Plusieurs paires de souliers sont éparpillées sur les marches, j’avais sous-estimé sa détresse psychologique. Imitant le chat, je les évite gracieusement et monte à l’étage.

Afin de déterminer son train de vie et en déceler les anomalies, je ramasse quelques objets personnels : ses ordures ménagères, les cheveux du drain de douche et son linge sale. Puis je prélève également son linge propre pour quantifier la différence. Je mets également dans mon sac ses poignées de porte et ses couteaux de cuisine afin d’y prélever les empreintes du futur meurtrier.

C’est alors que je remarque quelque chose de curieux dans la corbeille à papier : une photo déchirée en deux. Une découverte capitale : le coupable doit se trouver dans le cliché. Il s’agit d’un cliché amateur (est-il vraiment si difficile d’apprendre la règle des tiers ?) où la voisine pose avec un homme et une femme dans la cinquantaine à l’arrière, et un jeune homme à sa gauche.

À première vue, il s’agit d’une photo de famille contenant l’amoureux de la voisine… mais la redéfinition de la famille moderne rend difficile le travail de détective : comment savoir lequel des deux hommes, ou de la femme, est impliqué romantiquement avec celle-ci ? Certes, le jeune homme, vêtu d’un costard, embrasse ma voisine, de blanc vêtue, mais compte tenu de la déchéance sociétale dans laquelle nous sommes encrassés, je ne peux pas écarter l’hypothèse selon laquelle le fiancé serait son père.

J’analyse de plus près l’image…

Aucun des deux ne semblent démontrer de signes de culpabilité inhérente au bris d’un tabou important (sueurs, rire nerveux, rougissement facial). L’amoureux est donc certainement le jeune homme. J’ai trouvé mon suspect.

Je suis un peu déçu. Les crimes matrimoniaux sont de loin les moins intéressants. De mon point de vue, si un individu désire s’associer amoureusement à un autre individu, il doit assumer les risques que celui-ci soit un dangereux psychopathe. Mais je digresse, un crime est un crime.

Avant de partir, je dois laisser une trace subtile de mon passage, pour que la victime sache que je veille sur elle. Je souligne donc le mot « justice » dans son Petit Larousse Illustré, puis marque la page d’un bandeau de cuir. Laissé sur sa table de chevet, il s’agit d’un jeu subtil sur l’expression « La justice est aveugle » que je crois qu’elle comprendra.

Je prélève une tasse de farine de son armoire et je retourne me coucher.

Il est 7h30 du matin lorsque des sirènes de police me sortent du sommeil du juste. Ainsi, elle a fait appel à la police. Je n’aurai donc pas à me mêler davantage de cette ennuyeuse histoire de couple.


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