Comment acheter une citrouille en hiver

Olivier Breuleux
le 30 octobre 2016

C‘était le matin du deux décembre. De gros flocons de neige tombaient de l'autre côté de la fenêtre du petit appartement d'Antonin Gregovitch, et ce paysage féérique le réjouissait. Il avait chaud au cœur, mieux encore, il ressentait un bonheur indicible. Or, quand Antonin Gregovitch est heureux, de folles idées naissent dans son esprit, des plans merveilleux s'y édifient comme autant de tours immenses et scintillantes. Et il se trouva que ce jour-là, qui était un lundi, Antonin Gregovitch se mit à penser : Dieu en soit témoin, j'ai vraiment très envie de manger une tarte à la citrouille, aujourd'hui !

C'est sur cette impulsion somme toute parfaitement raisonnable qu'il enfila son manteau et se dirigea à l'extérieur. Une fois rendu dehors, il croisa l'agent de l'ordre, le camarade Nikolai Ivanovitch.

— Bon matin, camarade Antonin Gregovitch, dit Nikolai Ivanovitch en souriant. Vous m'avez l'air bien guilleret aujourd'hui !
— En effet, cher camarade Nikolai Ivanovitch, en effet !
— Et pourquoi donc ? demanda Nikolai Ivanovitch en sortant son carnet.
— Je viens d'avoir l'idée, figurez-vous, de me faire une tarte à la citrouille.
— Hmmmm, c'est délicieux, ça. Voilà une excellente raison d'être de bonne humeur !

Nikolai Ivanovitch rangea son carnet en souriant. Une société aussi prospère et bien huilée que la leur ne pouvait évidemment pas tolérer que les gens soient heureux ou malheureux pour de mauvaises raisons, mais le camarade Antonin Gregovitch semblait parfaitement sincère et cela lui fit chaud au cœur.

— Passez une bonne journée, camarade ! salua l'agent.
— Vous également !

Au coin de la rue, Antonin Gregovitch attendit patiemment que la lumière pour le passage des hommes blancs de taille moyenne s'allume, puis il traversa la rue pour se rendre au marché. Après avoir étampé son pouce et pris un chariot, il choisit la plus belle et la plus grosse des citrouilles, et se dirigea vers la caisse afin de la payer.

Mais lorsque le caissier vit la citrouille, étrangement, son visage se ferma.

— Puis-je voir votre permis ? demanda-t-il.
— Mon permis ?
— Votre permis pour acheter une citrouille.
— Il faut un permis pour acheter une citrouille ?
— Après le jour de l'Halloween, oui, il en faut un. La citrouille est un aliment spécifiquement réservé à la consommation le trente et un octobre. Sans dérogation, elle ne peut être consommée à un autre moment.
— Ah, je vois.
— Sinon, vous comprenez, c'est suspect. Après tout, personne n'achète de citrouille quand ce n'est pas l'Halloween.
— Hmm, en effet, je vois ce que vous voulez dire.
— Je vais quand même devoir vous demander de signer ce registre, pour que l'on sache que vous avez essayé d'acheter une citrouille après l'Halloween, sans permis.
— Naturellement.

Antonin Gregovitch signa le registre avec le crayon réglementaire que l'employé lui fournit, puis il demanda où il pouvait se procurer le permis désiré. Cela ne le dérangeait pas outre mesure, car il devait, de toutes façons, aller régler l'amende qu'il avait reçue car il avait davantage bronzé que le lui permettaient ses crédits soleil.

Antonin Gregovitch se présenta au Bureau de l'Agriculture avec ses pièces d'identité, le formulaire 3G de demande de formulaire dûment rempli en triple au crayon vert, et un échantillon d'urine. Il prit place dans la file pour les gens vêtus de bleu. Lorsqu'il fut rendu au guichet, cependant, on lui fit remarquer que sa chemise tirait plutôt sur le vert, et il dut patienter un peu plus.

La préposée était une femme d'âge mur dont le visage avait un certain aspect chevalin. Après avoir pris le temps d'inspecter minutieusement ses trois formulaires 3G, pour s'assurer qu'ils soient rigoureusement identiques, elle lui fit savoir qu'il devait s'adresser au Bureau de la Famille.

— Le Bureau de la Famille ?
— L'Halloween étant une activité familiale, nous avons cru qu'il serait pertinent de déplacer le service. Passez une bonne journée, camarade !
— Passez une bonne journée !

Le Bureau de la Famille ! Voilà qui était logique – les bureaucrates ne manquaient décidément pas d'initiative pour améliorer la société. Alors Antonin Gregovitch se rendit au Bureau de la Famille qui était de l'autre côté de la rue en suivant le trajet suggéré, une sinécure de trois kilomètres. Par chance, la file des gens barbus était presque vide et il put rapidement accéder à une préposée.

— Je recherche un permis pour l'achat d'une citrouille, dit Antonin Gregovitch tout de go.

La préposée hocha la tête et tapa sur la vitre qui les séparait et où les heures d'ouverture étaient écrites. Le bureau n'était ouvert qu'aux minutes impaires, et il était 17h52. Antonin Gregovitch patienta donc quarante-cinq secondes.

— Avez-vous des enfants ? demanda la préposée.
— Heu… non…
— Ah, là, là ! Mais que faites vous au Bureau de la Famille, si vous n'avez pas d'enfants ?
— On m'a dit que c'était ici qu'il fallait aller pour avoir un permis d'achat de citrouille.
— Cela est vrai, mais pour traiter avec nous, vous avez besoin d'avoir un enfant. Ceci dit…

La préposée réfléchit quelques secondes.

— Si vous le désirez, nous pouvons vous fournir un certificat de paternité virtuelle. Ne vous en faites pas, cela n'implique pas la paternité d'un véritable enfant, quoique pour dire vrai, le Bureau ne fait pas vraiment la différence.
— Ah bon. Je vais en prendre un.
— D'accord. J'aurais besoin tout d'abord de votre attestation de non-pédophilie.
— Ma quoi ?
— Votre attestation de non-pédophilie.
— Je n'en ai pas.
— Vraiment ? dit la préposée, scandalisée. Êtes-vous donc un pédophile ?
— Certainement pas !
— Soit, mais vous comprendrez que je ne puis vous confier un enfant virtuel tant qu'il ne sera pas prouvé aux yeux du Bureau que vous n'allez pas lui faire de mal.
— Je comprends. Où est-ce que…

La préposée tapa la vitre du doigt. Il était 17h54.

Antonin Gregovitch se leva tôt le mardi matin afin d'enclencher le processus de certification de non-pédophilie. Il s'était senti légèrement vexé la veille, car il n'avait pas pu cuire sa tarte faute d'ingrédients. Mais il se dit qu'il fallait voir le bon côté des choses : il aurait un plus gros morceau de tarte aujourd'hui. Vivant dans l'anticipation de la tarte, dont il avait toute la recette imprimée dans la tête, il croisa à nouveau Nikolai Ivanovitch.

— Bonjour, camarade Antonin Gregovitch ! Votre tarte était-elle bonne ?
— Hélas, camarade Nikolai Ivanovitch, je n'ai pas pu la faire hier faute de permis.
— Ah, bien sûr ! fit Nikolai Ivanovitch en se frappant le front. Imaginez le chaos qui frapperait notre belle nation si tout le monde pouvait acheter des citrouilles quand bon leur semble ! Une chance que nos camarades au Bureau pensent à tout !

Ils se saluèrent et Antonin Gregovitch se rendit chez le docteur, qui lui fit passer une batterie de tests. Le docteur le rassura : il était, à son avis, sans danger pour les enfants. Toutefois, il devrait se méfier du soleil, car il bronzait trop facilement.

C'est armé de cette attestation que Antonin Gregovitch put se présenter au Bureau de la Famille tard en après-midi et adopter son enfant virtuel, Pavel Ivan Gregovitch, qui n'avait aucune existence réelle sauf aux yeux du ministère. Cela lui coûterait une pension à la femme virtuelle qui avait enfanté Pavel Ivan et qui n'existait pas non plus, sauf aux yeux du ministère, d'où la nécessité d'une pension, mais ces détails importaient peu à Antonin Gregovitch.

— Je voudrais obtenir un permis d'achat de citrouille, demanda-t-il finalement à la préposée et tentant tant bien que mal de cacher son impatience. Il n'avait pas de permis pour acheter des aliments après dix-neuf heures.
— Un permis d'achat de citrouille ?
— Oui.
— Nous n'en fournissons pas.
— Je vous demande pardon ? On m'a dit que…
— C'est impossible.
— Mais si ! Hier…
— Ahhh, hier ! Nous ne fournissons de permis d'achat de citrouille que les lundis et les samedis. Le reste du temps, cher camarade, il faut aller au Bureau de l'Agriculture.

Mercredi matin, la température était glaciale et Antonin Gregovitch sortit de chez lui en grelottant. Nikolai Ivanovitch le salua.

— Un temps de chien, n'est-ce pas ? dit Nikolai Ivanovitch.
— Je ne vous le fais pas dire !

Nikolai Ivanovitch ne lui demanda pas de justifier son allégresse, et c'est alors que Antonin Gregovitch remarqua qu'il n'était plus allègre. La qualité de son humeur avait baissé. C'était dommage, mais il se dit que sous peu il allait pouvoir cuire sa tarte, et sa bonne humeur éclorerait de nouveau, comme les tulipes au printemps.

— Je voudrais obtenir un permis d'achat de citrouille.
— D'accord… quelle est la taille de la citrouille désirée ?

Antonin Gregovitch resta interdit un instant. Il ne savait pas la mesure exacte d'une citrouille, et il tenta maladroitement de se tirer de ce faux pas.

— Pour une citrouille de taille moyenne.
— Mais voyons, camarade, une citrouille moyenne, cela n'existe pas. Vous comprendrez bien que je ne puis vous fournir de permis pour une citrouille de n'importe quelle taille. Ce ne serait pas sécuritaire.
— Vous avez bien raison, camarade…

Antonin Gregovitch se précipita à l'épicerie, manquant presque de traverser une rue en même temps que les adolescentes de douze à quatorze ans, ce qui aurait pu lui valoir une nouvelle évaluation psychiatrique. Il demanda au préposé de lui mesurer une citrouille vite fait, mais hélas ! il ne pouvait le faire que sur présentation d'un permis d'achat de citrouille !

Antonin Gregovitch passa le jeudi et le vendredi à obtenir son certificat de mesureur afin de pouvoir légalement mesurer la citrouille qu'il voulait acheter. Samedi, il ne sortit point, car il se rappela que les samedis il fallait se rendre au Bureau de la Famille, et cela l'aurait forcé à composer un rapport détaillé sur le comportement de son enfant virtuel.

Le dimanche, il sortit de chez lui. Nikolai Ivanovitch le vit et l'arrêta doucement.

— Ouhlalaaa, dit Nikolai Ivanovitch en sortant son carnet. Vous semblez en colère aujourd'hui, camarade Antonin Gregovitch ! Vous qui étiez si heureux il y a six jours ! Ma foi, que vous arrive-t-il ? demanda-t-il avec inquiétude.

Le cœur d'Antonin Gregovitch commença à battre la chamade. L'espace d'un instant il pensa lui confier que l'acquisition d'un permis de citrouille lui semblait juste un tout petit peu plus difficile que nécessaire, et qu'il en avait juste un tout petit peu plein le cul, mais en fin de compte il lui sortit une platitude sur les mauvaises notes de son fils virtuel Pavel Ivan Gregovitch et s'en tira avec un simple avertissement.

Antonin Gregovitch reprit sa route avec hargne. « Je devrais lui demander s'il a son permis de casser les couilles, » siffla-t-il entre ses dents, mais il savait bien que cela aurait été futile, car ce permis faisait évidemment partie des privilèges que tout agent de l'ordre avait de par son occupation.

Antonin Gregovitch présenta son formulaire 3G à la préposée du Bureau de l'Agriculture. Ce n'était pas la même qu'avant. Celle-ci avait un éclat spécial au fin fond de son regard. Toute la méchanceté du monde y brillait – une étincelle que l'on ne pouvait jamais trouver ailleurs que dans l'œil du bureaucrate.

Pendant quinze agonisantes minutes, elle inspecta chaque copie à la loupe, puis ses yeux s'écarquillèrent et son visage prit une expression de pure délectation. Elle se tortilla sur son siège pour contenir son orgasme, puis elle pointa du doigt la ligne où Antonin Gregovitch avait écrit le prénom de sa mère, sur la deuxième copie.

— Je n'arrive pas à déterminer si cette lettre est un « a » ou un « o ».
— C'est un « a », évidemment. Ma mère s'appelle Maria.
— Le trait n'est pas clair, cependant.
— Il l'est sur les autres copies.
— Il doit être clair sur toutes les copies.

Antonin Gregovitch sentit son sang-froid le déserter.

— Vous n'allez quand même pas me dire que vous pensez que ma mère s'appelle Mario.
— Tout est possible, camarade. Il faut écrire plus lisiblement.
— C'est ridicule !
— C'est la loi.
— Donnez-moi le crayon réglementaire, je vais corriger.
— Il est illégal d'altérer un document après qu'il ait été inspecté par un préposé. Comme celui-ci est manifestement mal rempli, il en va de mon devoir de le garder et de l'incinérer.
— D'accord, je vais en remplir un autre. Je reviens.
— Faites vite, camarade, dit-elle avec une moue retorse.
— Vite ? Comment ça ?
— Sur les cent trente sept permis de citrouille que nous émettons chaque année, cher camarade, il n'en reste qu'un seul.

Antonin Gregovitch rebroussa chemin au pas de course, hors de lui, et c'est alors qu'il vit que dans la file derrière lui se trouvait Nikolai Ivanovitch. Celui-ci le remarqua et lui adressa un grand sourire.

— Camarade Antonin Gregovitch !
— Camarade Nikolai Ivanovitch ! Que faites-vous ici ?
— Hé bien figurez-vous que j'ai repensé à votre idée de tarte à la citrouille et puis ça m'a donné envie. Je viens de finir ma ronde, et je vais chercher un permis.

Antonin Gregovitch toisa Nikolai Ivanovitch, les bras ballants.

— Miam, miam, n'est-ce pas ? rit l'agent de l'ordre.

C'est alors que quelque chose dans l'esprit de Antonin Gregovitch se brisa. L'image de la merveilleuse tarte et le délicieux fumet qui réchauffait son âme quand il y rêvait s'évanouirent soudainement, ne laissant derrière que le néant, un vide infini. Comment pouvait-il jamais être heureux à nouveau ? À quoi lui servait-il d'exister ? Telles étaient les noires pensées d'Antonin Gregovitch quand l'éclat métallique du pistolet de Nikolai Ivanovitch lui parvint.

Il était juste à portée de main.

Rapide comme l'éclair, Antonin Gregovitch sortit le pistolet de Nikolai Ivanovitch de l'étui dans lequel il était logé et courut, le cœur battant, vers le cubicule où la bureaucrate malfaisante se trouvait. Tu vas me la donner ma citrouille, coquerelle. Les gens s'écartèrent immédiatement de son chemin – les crédits de légitime défense n'étaient pas onéreux, mais quand même.

— Je veux un permis pour acheter une citrouille, dit Antonin Gregovitch.
— Impossible, camarade. Vous devez refaire la file.
— Tout de suite.
— Vous n'avez pas l'autorité d'exiger de permis.
— Sinon je vous tue.
— Avez-vous un permis de meurtre ?

Le coup partit tout seul. La préposée s'écroula derrière la vitre, le crâne troué. Juste un instant trop tard, Nikolai Ivanovitch enserra Antonin Gregovitch par derrière et le plaqua contre le sol.

Antonin Gregovitch entendit des clés tourner dans la serrure, et Nikolai Ivanovitch entra dans la cellule où il croupissait depuis quelques heures.

— Tu es libre, dit-il d'un ton penaud.
— Comment cela ? demanda Antonin Gregovitch, incrédule.
— C'est que je n'avais pas le droit de t'arrêter étant donné que je n'étais pas de service. Il aurait fallu, pour régler le problème, remplir le formulaire d'incarcération 33-81-7X et le faire signer par trois juges, mais… euh… on a oublié, et c'est trop tard, maintenant.

Antonin Gregovitch sortit de la cellule et s'en allait vers la porte de sortie quand Nikolai Ivanovitch l'arrêta en posant sa main sur son épaule.

— Dis-moi, Antonin Gregovitch… tu ne recommenceras pas, n'est-ce pas ?
— Hm ?
— Promets-moi que tu ne tueras pas à nouveau.
— Je le promets.

Nikolai Ivanovitch se mordit l'intérieur de la joue, mais au final il sembla satisfait de sa réponse et Antonin Gregovitch put ressortir à l'air libre, une nuit saupoudrée de gros flocons.

Mais, hélas ! Ce pauvre Antonin Gregovitch avait pris goût au crime, et il n'allait pas arrêter de sitôt. Dans son esprit torve se tramait déjà le plus odieux des larcins, un acte d'anarchie si complet et si radical que le bon fonctionnement de sa glorieuse nation s'en trouverait à jamais enrayé.

Deux heures plus tard, à pas de loup et sous le couvert de la nuit, Antonin Gregovitch volait une citrouille.


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