Nous sommes le troisième mercredi d’octobre, la température est maussade, le soleil de l'après-midi se bute sur une épaisse couche de nuages gris et constipés… bref, nous n’avons rien de mieux à faire que d’aller voir du côté de Jean-Joseph Beaulieu, l’homme le plus insipide de la planète.
En temps normal, l'on aurait trouvé Jean-Joseph à son lieu de travail où il alphabétise des documents, dans la petite chambre qu'il occupe au deuxième étage de la maison de sa mère, ou quelque part sur le chemin de l'un à l'autre, mais pas aujourd'hui.
Aujourd'hui, Jean-Joseph se trouve dans les studios de TVA où l'on enregistre un sempiternel épisode du jeu télévisé Le Banquier où il a été sélectionné comme participant : un tournant dans la vie de Jean-Joseph. L'événement providentiel qui l'arrachera à sa routine ! La fortune souriante qui le poussera à affirmer son identité dans la bonne société capitaliste !
Vingt jolies jeunes femmes et six jolis jeunes hommes montent sur scène, chacun portant une valise numérotée dans laquelle se trouve un montant allant de un centime à un million de dollars ! La foule applaudit de toutes ses forces, c’est la folie dans le studio. Du jamais vu.
Alors que l'animatrice botoxée l'amène sous les projecteurs et le gratifie d'un sourire symétrique, Jean-Joseph se dit que cette occasion tombait vraiment à pic. En effet, sa tondeuse électrique était tombée en panne, et malgré tous ses efforts il n'avait pas réussi à la réparer. Il avait alors eu l'idée audacieuse de la remplacer, mais son budget n'était pas assez élastique pour accommoder une telle dépense.
— C'est le moment de choisir la valise que vous garderez près de
vous, piaille l’animatrice avec un enthousiasme inégalé. Et à la
fin du jeu, vous aurez le choix d'échanger cette valise avec celle
qui restera… à moins que vous n'acceptiez l'offre du banquier !!!
— Je vais prendre la valise numéro un, annonce Jean-Joseph de sa voix
naturellement monocorde.
Les éclairagistes se surpassent dans l'audace de leurs jeux de lumière, les mannequins se trémoussent suggestivement, l'animatrice s'égosille, et l'espace de quelques minutes, le public arrive à oublier leurs vies de merde.
On lui demande ensuite de choisir six valises, dont le contenu sera révélé et éliminé de la liste des gains potentiels du participant : en gros, la stratégie la plus efficace se résume à espérer que le hasard fasse bien les choses.
« Je choisis la valise 2 », annonce l’homme insipide. Elle contient 75 000 dollars. Quelques spectateurs s’avancent sur le bout de leur siège pour mieux voir l’action.
« Je choisis la valise 3. » Elle contient 300 000 dollars. Les spectateurs poussent un « oohhhhhhhh » impressionné. L’excitation en est à son paroxysme. Rien ne pourra battre cet instant fatidique.
« Je choisis la valise 4. » Elle contient 5 000 dollars. Les participants commencent à être fatigués de reluquer les mannequins et se concentrent maintenant sur le participant. Ils cherchent en lui des traits distinctifs, quelque chose qui leur permettrait de reconnaître l’heureux gagnant dans la rue…
« Je choisis la valise 5. » Les spectateurs ne trouvent rien, pas même une âme. Ils commencent à penser à autre chose. Ont-ils bien mis Downton Abbey à enregistrer cette semaine ?
« Je choisis la valise 6. » La rouquine de la troisième rangée lit l’étiquette de son t-shirt pour se divertir. 100% cotton. Intéressant, elle aurait juré qu’il contenait de la rayonne.
« Je choisis la valise 7. »
Le téléphone se met à sonner sur le plateau. « Oh mon Dieu ! » s’exclame l'animatrice, « C'est le banquier ! » Elle se prête à un simulacre de conversation avant de révéler l’offre du banquier : quatorze mille dollars !
Le cœur de Jean-Joseph bat à un rythme légèrement supérieur alors qu'il se rend compte que l'achat de sa tondeuse électrique est non seulement assuré, il peut même acquérir l'une de ces tondeuses que l'on peut conduire. Sans hésiter, Jean-Joseph accepte l'offre avant la pause publicitaire.
L'animatrice est un peu prise de court, mais rappelle tout de même à tous que ce précieux moment de télévision vous avait été offert par Dovis, le vrai savon des vraies femmes. Jean-Joseph trouve ce slogan quelque peu sexiste. Après tout, lui aussi utilise Dovis et il n’est pas une vraie femme.
Elle lui demande ce qu'il fera avec l'argent, et au grand dam des cotes d’écoute, il répond la vérité. Ils auraient préféré lui payer le million.
La semaine suivante, la mère de Jean-Joseph tombe par hasard sur l'épisode du Banquier où son rejeton apparaît. Étant assise face à lui, elle le reconnaît vaguement. Elle change cependant de chaîne avant que Jean-Joseph n'ait le temps de choisir la première valise, car elle se meurt d'ennui. Jean-Joseph ne s'en formalise pas car il sait déjà comment ça finit, et de toute manière, il est occupé à manger du pain et de la margarine.
Son appétit comblé, il retourne tondre le gazon. Certe, il reste très peu de touffes, nous sommes en octobre, mais tout de même. Elles partent toutes les unes après les autres, quelle bonne tondeuse.