La voleuse de baies

Sophie Breuleux
le 18 septembre 2016

Ces derniers temps avaient été assez anémiques en larcins de toutes sortes, si bien que je j’estimais devoir bientôt déménager vers un lieu capable de supporter ma soif de crime.

Mais une révélation me fit reconsidérer cette option : et si j’arrivais à prévenir le crime autant que de le résoudre ? Il est bien connu qu’il existe une part du crime qui, due aux tendances maléfiques intrinsèques de certains individus, reste intouchable, ces gens n’étant en fait que des animaux.

Afin de prévenir leurs crimes, je dois les embusquer avant qu’ils ne les commettent. Bloquer de mon corps les avenues de leurs crimes futurs. Ne leur laisser qu’une voie à emprunter : la bonne. Je m’installe à ma terrasse, cherchant de mes yeux aiguisés les comportements à risque.

Quelques heures plus tard, j’attends toujours qu’un criminel surgisse de la foule. Jusqu’ici, hormis un individu ayant traversé la rue les mains dans les poches, personne ne s’est distingué par un comportement particulièrement suspect. Je cours donc me prendre un désaltérant verre d’eau distillée (je ne consomme ni le poison aqueux que nous fournit sournoisement la Ville de Montréal, ni l’eau de source embouteillée, source prouvée de « minéraux » – et n’allez pas me faire croire que de boire des roches est bon pour la santé).

De retour, j'aperçois enfin une femme au comportement étrange. La suspecte, au lieu de marcher tout droit et d’un pas régulier, tel qu’il est approprié de le faire, prend un temps considérable à regarder un arbuste. Que fait-elle ? J’estime d’abord qu’elle est une amatrice de la nature, mais après plus de dix secondes passées auprès de l’arbuste, je commence à suspecter qu’elle cache une caractéristique encore plus affligeante. J’enfile mon camouflage urbain, des lunettes de soleil, et je bondis en sa direction.

Elle est âgée d’une soixantaine d’années, vêtue d’une robe fleurie… Oh l’abominable ! Je n’en crois pas mes yeux. Je peux finalement discerner ce qu’elle fait : elle se gave des petites cerises de l’arbuste ! J’ai devant les yeux la dégénérée que je recherchais. Mais… je suis soudainement affligé de doutes… et s’il s’agissait de son arbuste ? Je l’apostrophe sans hésiter : sous la couverture de mon déguisement, je suis hors d’atteinte. Je lui fais part que j’apprécie la couleur de sa maison.

— Quoi ? Sa pose détendue pourrait laisser croire à une simple défaillance auditive, mais la façon qu’elle a de découvrir les dents révèle l’étendue de sa vilénie.
— J’adore la couleur de votre maison, répétai-je sans laisser paraître mon bouleversement face à tant de malfaisance.
— Celle-ci ? Ce n’est pas ma maison, avoue-t-elle en toute impunité.

J’aurais cru qu’une telle criminelle aurait fait preuve de plus de ténacité… elle doit être affligée d’une maladie mentale quelconque. Je m’éloigne à reculons : il ne faut jamais tourner le dos à une criminelle.

Une fois hors de vue, je bondis derrière une voiture pour pouvoir l’observer incognito. Elle s’éloigne en s’appuyant sur une canne : elle « boite » légèrement. Qu’est-ce que c’est commode… et si je me promenais avec un bâton de bois sous la main, ce serait considéré comme un « comportement à risque » ! Quelle société de dégénérés.

Toute cette tirade mentale m’a fait perdre ma filature, prouvant à quel point son usage d’une canne est un malin subterfuge. Je cours dans la direction la plus probable : tout droit, mais je ne croise aucune vieille dame psychotique. J’aborde donc un passant.

— Mon bon monsieur ! Auriez-vous vu la psychopathe que je poursuis ? Une soixantaine d’année, petite, frêle, portant une canne ? Je souhaite l’accoster, demandé-je à un passant.

Il hausse les épaules en signe de négation. Je suis battu.

Je regarde autour de moi, listant mentalement toutes les avenues possibles : les égouts, le dessous d’une voiture, l’intérieur d’une voiture, un nid d’écureuils… Peut-être est-elle une sorcière ? Elle correspond tout à fait à l’image que je me fais d’une sorcière : une vieille femme. Puis je la vois se matérialiser de l’autre côté de la rue, pour arroser les plantes du jardin. Quoi ? M’exclamé-je à haute voix. Serait-elle entrée par effraction dans une maison ? Elle n’a pas dû réaliser que je l’attendrais. Mais et si c’était sa maison ? Toujours protégé par mon déguisement, je crie :

— Vous avez de jolies plantes.
— Merci ! répond-elle en riant.

Elle habite donc là. Son petit rire narquois ne m’irrite pas : en plus de m’avoir révélé son adresse, elle vient de me révéler sa faiblesse : les plantes. Dès son dos tourné (ne sait-elle pas qu’on ne doit jamais tourner le dos à un enquêteur ?), je m’empare du contenu de sa boîte aux lettres, et repars chez moi analyser mes nouveaux indices. Autant les yeux sont le reflet de l’âme que la boîte aux lettres est un reflet du reste.

Le contenu de sa boîte aux lettres se résume au dernier Reader’s Digest, un relevé de compte d’American Express, et à une carte postale en provenance de Colombie. Le relevé de banque est particulièrement incriminant. Elle a fait un don de 5$ attribuée à Unicef : le minimum permis, la ratte.

Je passe à la carte postale. Ils parlent de se retrouver au Royaume Uni, le bien connu royaume de la drogue, d’où viennent les infâmes Beatles. Puis j’aperçois le nom de la femme sur l’enveloppe : Maria Rossi. Cela n’a aucun sens. Elle est italienne, et donc a des liens avec la mafia, qui se spécialisent dans l’intimidation et les pâtes, mais elle se rend dans un lieu où la drogue fait rage. Ah. Tout s’explique. Elle est une tueuse en série.

Mon raisonnement ? Élémentaire. Si A n’est pas égal à B, il est forcément égal à C. Mon ventre gargouille d’excitation.

Je réalise que mon enquête a frappé un mur. À moins de la prendre en flagrant délit de meurtre, cette criminelle sera difficile à coincer. Ah, des fois je maudis réellement mon attachement au protocole et à l’autorité établie. J’aurais si simplement pu l’arrêter moi-même ! Ma force physique est indubitablement supérieure à la sienne… mais non, je dois laisser les policiers faire leur part ! Comment la coincer ? Alors… Elle aime voler des baies. Elle aime marcher avec une canne. Elle aime arroser ses plantes. Elle aime…

Attendez, attendez, attendez ! Elle aime arroser ses plantes ? Et si elle n’arrosait en fait pas ses plantes, mais ses victimes ? C’est si tordu que je frémis, et je ne frémis jamais. Je dois y aller tout de suite, avant qu’elle n’en enterre un nouveau : la lune en est à son croissant le plus mince, ce soir. Ce serait l’occasion parfaite pour se couvrir de la nuit et enterrer un cadavre. Je vais chercher une pelle et cours vers la demeure de la demeurée.

Personne ne semble être à la maison, mais je bloque tout de même l’accès à sa porte de sortie par précaution : il serait inconvénient qu’elle ne sorte pendant que je déterre ses cadavres.

Je m’active, retournant chaque plate-bande, petit bosquet et touffe de gazon, mais je ne trouve rien d’autre qu’un vieux vingt-cinq sous. Étrange. Je continue ma recherche jusqu’au moment où les premiers signes de l’aube illuminent mon terrain d’enquête. Toujours rien. Très étrange. Au moins, se sachant observée, elle réfrénera ses ardeurs criminelles, me dis-je en retournant penaud chez moi.


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