Anastase Delord

Sophie Breuleux
le 20 novembre 2016
Les battements de tambour débutent et la foule se sépare : le cortège militaire, une adolescente à sa tête, parade jusqu’au podium. Elle y monte pour se placer face à une capsule de verre.

Les battements de tambour débutent et la foule se sépare : le cortège militaire, une adolescente à sa tête, parade jusqu’au podium. Elle y monte pour se placer face à une capsule de verre.

« Cadette, en position », ordonne le caporal, assez fort pour en faire trembler les milliers de médailles décorant sa tunique.

La jeune fille ferme les yeux et s’insère dans la capsule, qui se referme à quelques millimètres de son visage. Elle a de la difficulté à respirer. Ce n’est que pour quelques instants, se rassure-t-elle pour éviter la claustrophobie.

« Vous avez vingt-quatre heures, Cadette, et souvenez-­vous… tout manquement au protocole aura des répercussions désastreuses », prévient le caporal, son gros visage boursouflé virant au violet.

Le cœur battant, la Cadette rouvre les yeux dans un lieu inconnu. Où suis-je ? Je ne peux pas bouger… Est-ce que je me serais… pouah ! Ses narines sont attaquées par une odeur de chaussettes moisies. C’est quoi cette place ? se demande-t-elle. Elle jette un coup d’œil à son indicateur spatiotemporel : l’école Peter McGill, le dix-huit octobre 2016, à 16 h 22. Comme prévu. Elle pousse sur les parois. Cette cage doit bien avoir un point faible, pense-t-elle au moment précis où une sonnerie retentit. Elle s’immobilise. Elle entend des pas. Des rires. Des…

— Aaaaaahh !!!!

La Cadette retient son souffle : elle a été détectée. Par un adolescent. Les yeux gros comme des pamplemousses.

— Qu’est-­ce que tu fous dans mon casier !
— Ce n’est de tes affaires ! répond la Cadette en s’en extirpant.
— Au contraire ! Mon casier, mes affaires ! Dis-moi ton nom, ordonne le garçon.
— Cad… dy. Caddy.

Maintenant lâche moi, j’ai une mission à accomplir ! pense Caddy.

— Salut Caddy. Je suis Cody. Haha ! Mais non ! Je rigole ! Je suis Nashoba, mais tu peux m’appeler Nash. Alors, dis-moi, comment tu t’es retrouvée dans mon casier ? Quelqu’un t’a enfermée ?
— Non. Je suis en mission. Elle est très importante et tu vas tout gâcher, accuse Caddy.
— En mission ! Dans mon casier ! C’est ça, ouais ! rigole Nash.
— C’est la vérité ! Je viens du futur, et puis… c’est difficile, l’atterrissage, OK ? J’aimerais bien t’y voir, toi ! dit­-elle en déambulant dans les corridors, Nash à ses trousses. ­
— Ouais, t’as dû en fumer du bon, dans mon casier.
— Crois moi pas, alors, je m’en fiche.

Caddy se tait. Le duo vient de franchir la porte de sortie. Le ciel est si bleu !

— Bien sur que je te crois ! Même que si tu ne me dis pas ta mission, je le dis à tout le monde que tu viens du FUUUUTUUMHBSHHRR !
— Shhhhhhhh !!!!! fait Caddy en plaquant sa main sur sa bouche. Si je te le dis, tu me promets de garder le secret ?
— Promis, assure Nash les yeux brillants.
— Je suis ici pour Anastase Delord, chuchote Caddy.
Anastase ? glousse Nash. ​_Ce Anastase ? demande-­t-­il en pointant un gamin boutonneux en pleine distribution de pamphlets.
— Oui, ce Anastase. L’homme le plus cruel jamais vu sur terre ! Dans le futur, après avoir été élu Premier ministre, il établit un règne de terreur sans pareil. Tout le monde devait lui obéir, et les gens pas d’accord étaient mis au cachot et forcés à écrire des dissertations sur sa grandeur. Les autres pays lui ont déclaré la guerre, et un instant, on a cru qu’on serait sauvés. Sauf qu’il était très brillant, Anastase, et à la place de capituler, il a fait fondre l’Arctique, et le monde entier a été englouti.

Caddy s’arrête. Elle a la tête haute, solennelle.

— Je suis ici pour l’empêcher de gagner l’élection, finit-elle avec un salut militaire.
— Tu… tu… Nash éclate de rire. T’es pas sérieuse ?
— Oui je suis sérieuse ! s’offusque Caddy. Sans cette première victoire, il n’aura jamais le goût du pouvoir !
— Mais il faudrait un miracle pour qu’il gagne ! Regarde par toi-même.

Nash guide Caddy jusqu’à l’amphithéâtre, où les élèves se préparent à écouter les discours des candidats. « Si vous m’élisez, je vais permettre la gomme, et abolir les devoirs ! » promet la première. « Et moi, je ferai installer une piscine dans la cour d’école ! » promet la deuxième. Puis vient le tour d’Anastase. « Si je suis élu, je vais exiger une commission d’enquête sur le vandalisme des casiers. » Les rires fusent. « Je promets d’abolir la malbouffe, et d’obtenir du papier de toilette double épaisseur… » Il se tait : il vient de recevoir une boulette de papier baveuse au visage. Oh non, pense Caddy en le voyant rougir. Ce n’est pas sa victoire qui lui donne le goût du pouvoir, c’est son humiliation.

— Anastase doit gagner !!!
— Je t’avais dit !… attends, quoi ?
— Le Caporal avait tort ! On avait tous tort ! Dans le futur, Anastase veut se venger de sa première élection ! Il faut que tu m’aides, l’avenir de l’humanité en dépend !
— OK, OK, du calme ! Hum…

Il regarde autour de lui frénétiquement.

— Anastase ! crie Nash en le voyant descendre de scène. Anastase ! C’est ton jour de chance !

Anastase ne peut pas s’empêcher de les regarder avec méfiance, même après que Nash lui ait offert son aide.

— Mais pourquoi ? Et c’est qui, elle ?
— C’est euh… personne. Et parce que… parce que les autres sont des idiots et que tu es plus intelligent et tu mérites de gagner.

Anastase hoche de la tête : bien sûr.

— Alors. Pour gagner, il faut montrer que tu es cool.
— Mais je ne suis pas cool ! Ce n’est pas moi ! proteste Anastase.
— Mais tu ne vas jamais gagner si tu es toi ! tranche Nash.
— Oh ! Je sais ! On pourrait distribuer des bonbons !
— Non ! Les bonbons font carier les dents !
— Anastase ! Soit donc cool pour une fois !

Arrêtez de vous chamailler ! pense Caddy. Non. Laisse les faire ! C’est ta mission, Cadette. Pense, pense…

— On pourrait demander aux gens ce qu’ils veulent vraiment ? offre Caddy. Si Anastase mentionne des vraies solutions aux vrais problèmes au débat de demain, alors peut-être qu’ils l’éliraient ?
— Super idée ! crie Nash.

Ouf ! Mission accomplie ! Plus qu’à trouver les problèmes des élèves des élèves… et les solutions… en moins de 18 heures, pense Caddy avec un drôle de pincement au cœur.

L’air est si pur, remarque Caddy, la brise caressant son visage. Le débat s’est parfaitement déroulé. Anastase a mentionné tous les problèmes trouvés par Caddy et Nash : les profs qui continuent de parler après la cloche, les chaises cassées, le terrain de basket en ruines… Tous les élèves ont applaudit ! Jamais Anastase n’avait été aussi populaire.

— J’espère qu’il va gagner, murmure Caddy.
— Moi aussi.

Ils attendent maintenant les résultats en silence, assis en bordure de l’école.

— Caddy ? hésite Nash, la tirant de sa rêverie.
— Mmm ?
— C’est comment, le futur ?
— C’est… difficile, admet Caddy.
— Mais tout va retourner dans l’ordre quand tu y retournes, non ? Tout va être OK ?
— Non, tout va être comme avant.

Elle regarde le ciel, pensive. Devrait-elle lui dire ?

— Je change… je change votre futur, finit-elle par avouer.

Aucun des deux ne reparle, puis vient le moment de retourner à l’amphithéâtre pour l’annonce des résultats. Caddy croise les doigts. « Le gagnant est… » Anastase, Anastase, Anastase… « Théodore du 203! » annonce le directeur. Caddy sent son univers s’écrouler autour d’elle. La mission est foutue. Elle a échoué. Le Caporal lui pardonnera-t-il ?

— Je suis désolé, Caddy, commence Nash.
— Non, c’est de ma faute. C’était ma mission, et j’ai échoué.

Elle commence à s’éloigner : il ne reste que cinq minutes avant 16 h 22. C’est fini.

— Ah, vous êtes là !

Caddy se retourne : c’est Anastase, qui s’approche à la course.

— Merci pour tout, c’était une super !
— Tu n’es pas fâché ?
— Non, pas du tout. J’avais tout faux ! Je voulais être président pour qu’on m’écoute. Mais la politique, c’est pas être écouté, c’est écouter. S’ils ne m’ont pas élus, c’est juste parce que je n’étais pas le meilleur candidat !
— Est-ce que… commence Caddy en le voyant s’éloigner.
— Oui ! ON A RÉUSSI !!! crie Nash en sautant sur place.

Caddy saute avec Nash, le cœur léger, mais dans les chaussettes :

— Je dois partir, Nash.
— Caddy ?…

Elle se détache de lui, et s’éloigne de la foule.

— Caddy, attends !
— Il est 16 h 21. Mon temps est écoulé.
— Ne part pas ! Reste !
— Je ne peux pas, murmure Caddy.
— Tu as sauvé le monde, tu mérites d’en profiter !

Caddy fait non de la tête, mais saute dans ses bras.

— Je suis désolée, murmure-t-elle avant d’être happée par une lumière aveuglante.

Caddy rouvre les yeux dans la capsule, le cœur en miettes, mais le sourire aux lèvres : elle ne reverra jamais Nash, mais son air sera toujours pur, et son ciel toujours bleu. Et après tout, c’est ce qui compte vraiment, non ?


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